La chronique Savourer avec Véronique Leduc

Auteur(e)
Photo: Daphné Caron

Véronique Leduc

Véronique Leduc a été journaliste en tourisme pendant des années pour divers médias avant de se spécialiser en agrotourisme et culture culinaire. Elle a participé à divers collectifs liés au tourisme et a publié les livres Épatante Patate et La famille agricole. Parce qu’elle avait envie d’avoir plus d’espace pour parler de ceux et celles qui nous nourrissent, elle a aussi cofondé, il y a 10 ans, le magazine Caribou. Elle est rédactrice en chef des numéros papier qui abordent différents thèmes liés à la culture culinaire du Québec. Elle est fascinée par les humains et les histoires qu’ils ont à raconter. Elle a pour la première fois raconté son histoire à elle en 2021 dans son livre Infertilité Traverser la tempête. Elle signe les articles Savourer et Saveurs du jour sur Avenues.ca depuis 2015 et nous offre ici sa chronique Savourer.

L’intelligence artificielle s’invite à table

Je suis peut-être vieux jeu, mais entre vous et moi, l’intelligence artificielle, dont on entend de plus en plus parler, me fait peur. Elle aura certainement ses conséquences, bonnes et moins bonnes, sur toutes les sphères de notre vie, et le domaine de l’alimentation n’y échappera pas.



Que ce soit dans le milieu artistique, où l’on peut sur une chanson remplacer la voix d’une personne par celle d’une autre, dans le secteur touristique, où de plus en plus de voyageurs se fient à l’intelligence artificielle pour planifier leurs escapades, dans le domaine de la beauté, où une machine peut faire une manucure parfaite en quelques minutes, ou dans celui du jeu, où l’ordinateur bat l’humain depuis déjà quelques années, l’intelligence artificielle, ou l’IA, modifiera bientôt notre quotidien.

L'intelligence artificielle aura des conséquences sur toutes les sphères de notre vie, et le domaine de l’alimentation n’y échappera pas. Photo: Unsplash

Manger «intelligemment»

L’IA est ressortie comme une des tendances alimentaires fortes à surveiller en 2024. Depuis que j’ai effleuré le sujet en début d’année, j’ai envie d’en savoir un peu plus sur ce que cette nouvelle intelligence prévoit apporter dans le domaine qui est le mien.

Selon les experts, plusieurs sphères du secteur pourraient être touchées, et même si les services offerts «n’en seraient encore qu’à leurs balbutiements», nous assistons au début d’une petite révolution, croit Guillaume Mathieu, stratège en gestion de marques agroalimentaires qui s’intéresse de près à l’intelligence artificielle.

Ce dernier donne en exemple ChatGPT, qui peut créer une recette optimisée en pigeant dans toutes les recettes trouvées sur le web. D’ailleurs, en réaction à cette menace qu’il a voulu transformer en opportunité, Ricardo a lancé l’an dernier Mon Ricardo+, qui propose à ses abonnés d’obtenir des recommandations personnalisées, de regrouper leurs recettes préférées, de créer des menus et une liste d’épicerie.

L’IA peut aussi aider à diminuer le gaspillage alimentaire. Par exemple, en Abitibi, un entrepreneur a créé Chef Touski, un outil «vide-frigo» qui propose des recettes avec les aliments en fin de vie que l’on souhaite cuisiner.

Aussi dans cette idée de diminuer le gaspillage, Sylvain Charlebois, directeur scientifique du Laboratoire de sciences analytiques en agroalimentaire à l’Université Dalhousie à Halifax, affirme qu’il deviendra possible d’accéder à la maison à plus de données sur la durée de conservation des aliments. Une information qui empêcherait de jeter des denrées en ne se fiant qu’à la date de péremption, trop générale.

Le professeur croit aussi que l’IA pourrait permettre au consommateur de créer un menu en fonction de ce qui est abordable à l’épicerie avant de partir faire ses courses. Toujours selon lui, les épiciers devront alors s’adapter en proposant des politiques de prix plus dynamiques.

On parle aussi d’une facilité accrue chez les entreprises qui travaillent à créer de nouveaux produits. Entre autres, le géant agroalimentaire McCormick œuvre depuis quelques années déjà avec l’IA pour le développement d’arômes. Parmi les nombreuses alternatives végétariennes à la viande, plusieurs sont élaborées grâce à l’IA, qui permet de recréer le goût du bœuf grillé. Récemment, Coca-Cola s’y est mise aussi en créant un nouvel «arôme futuriste cocréé avec l’intelligence humaine et artificielle». D’ailleurs, la recherche liée aux odeurs et aux arômes en lien avec l’IA avance à vitesse grand V depuis quelque temps, ce qui pourra certainement accélérer le développement de nouveaux produits alimentaires.

Dans le secteur de l’agriculture, les algorithmes de l’IA épaulent déjà les agriculteurs dans leurs analyses de sol, du climat et des cultures afin d’optimiser les rendements.

Depuis l’an dernier, dans certains restaurants Saint-Hubert de la province, des robots aident au service et portent les assiettes aux tables «en fredonnant», ce qui ne manque pas d’attirer l’attention des clients.

En 2022, le premier livre de cuisine entièrement créé – recettes et visuels – par l’intelligence artificielle a été publié. Et il n’est certainement pas le dernier.

D’ailleurs, je partage à Montréal un grand bureau avec des photographes qui œuvrent dans le milieu de l’alimentation et sur nos heures de lunch, cela fait quelques fois que la discussion revient. Est-ce que leurs photos, qui se retrouvent dans les livres et magazines de recettes, seront bientôt remplacées par celles créées par un ordinateur qui peut générer des images à la demande et à moindre coût? Ils ne le cachent pas: ça leur fait peur et ils surveillent les évolutions dans ce domaine.

Ne voilà que quelques exemples de ce que l’intelligence artificielle pourra éventuellement faire dans le domaine de l’alimentation.

En 2022, le premier livre de cuisine entièrement créé – recettes et visuels – par l’intelligence artificielle a été publié.

Trouver l’équilibre

Ce qui m’inquiète à propos de l’IA, c’est quand la technologie se prend pour un humain, en créant des œuvres d’art, en simulant des émotions ou, comme le soulève mon collègue Jean-Benoît Nadeau, en se rendant à un point où même les créateurs n’en comprennent plus le fonctionnement.

Oui à l’IA pour diminuer le gaspillage alimentaire donc, pour aider à économiser, pour épauler les agriculteurs et pour alléger les serveurs et serveuses qui souffrent de maux physiques. Mais là où l’intelligence artificielle devrait s’arrêter, selon moi, c’est quand elle cherche à remplacer la créativité humaine. Je préférerai toujours les nouveaux produits et les recettes imaginées et goûtées par un humain, tout comme les photos issues de la sensibilité d’une personne et de son vécu. Simplement parce que ces produits, recettes et photos racontent une histoire.

C’est d’ailleurs une des raisons évoquées pour expliquer que l’IA fasse plus lentement sa place dans le secteur alimentaire que dans d’autres. «Les entreprises alimentaires ont toujours été prises dans cette symétrie capricieuse entre traditions, cultures et technologies», estime le professeur Sylvain Charlebois, selon qui l’utilisation des nouvelles technologies ne doit pas se faire au détriment de ce que représente l’alimentation pour les consommateurs et les sociétés.

Après tout, l’alimentation fait appel à des aspects créatifs, aux souvenirs et aux émotions humaines, sollicite les sens et permet de rapprocher et rassembler. Tout ce qui fait que l’humain se différencie de la machine.

Tout ce qu’il ne faut pas perdre.