Être chef à Natashquan!
Natashquan. Au bout de la 138. À 1300 kilomètres de Montréal et 1000 de Québec. Pour un chef habitué à travailler dans les grands restaurants montréalais situés à quelques minutes des plus grands marchés de la province, autant dire le bout du monde…
«Quand tu travailles à Montréal, si tu réalises que tu as besoin de quelque chose à 17h et que ton service commence à 17h30, tu prends ton auto, tu vas à côté, pis c’est réglé. Ici, c’est complètement différent», expose Sébastien L’Écuyer, chef et responsable pour la belle saison de l’Échouerie, un des derniers restaurants au bout de la 138.
Sur la route, dès qu’on avait passé Havre-Saint-Pierre et que les agglomérations croisées se faisaient plus rares et plus petites, la question de l’approvisionnement était sur toutes les lèvres. À Longue-Pointe-de-Mingan, on nous parlait en bien du Grenier boréal, une coopérative qui, avec son grand jardin et ses récoltes variées, parvient à déjouer le climat du nord du 50e parallèle.
Plus loin, à Baie-Johan-Beetz, on était fier de nous faire visiter la petite serre qui fournit une partie des fruits et légumes d’une autre coopérative pensée à la suite de la fermeture de l’épicerie en 2002. Sans cette initiative lancée en 2011, la centaine d’habitants devait parcourir 70 kilomètres pour faire les courses… Il est encore plus difficile de s’approvisionner en produits frais à Kegaska, le village situé après Natashquan, et relié par la route depuis 2013 seulement. Là, dans la minuscule épicerie, on trouve bien des produits congelés et transformés, mais bien peu d’aliments frais et locaux. De leur côté, les villages qui se trouvent après la fin de la route reçoivent leurs denrées grâce à un bateau qui fait le trajet une fois par semaine.
Natashquan est un peu mieux servi que d’autres villages grâce à une épicerie, mais reste que sur la Côte-Nord, la réalité est bien différente pour un restaurateur de ce qu’elle peut être ailleurs au Québec.
La Côte-Nord dans l’assiette
«Avant, ici, c’était un bistro, avec des pizzas, des nachos et des hot-dogs. Selon moi, ça ne fait aucun sens de faire tous ces kilomètres pour arriver ici et manger un hot-dog européen. Ce que je veux, c’est que cette place-là ressemble à Natashquan, à la Minganie, à l’Acadie, à la Côte-Nord», explique Sébastien, qui a travaillé dans les cuisines des plus grands établissements montréalais, en désignant la belle plage et la mer, qu’on voit par les fenêtres de l’Échouerie. Le lieu, au cœur du village de Natashquan et géré par un OSBL, a été une auberge de jeunesse et une salle communautaire avant de se transformer en restaurant il y a quelques années.
Pour Sébastien, attaché à la région grâce aux étés qu’il venait y passer plus jeune, faire goûter la Côte-Nord veut dire cuisiner des produits du terroir, mais aussi perpétuer des traditions et des techniques culinaires. Pour ce faire, il a lu sur la cuisine du coin et questionné des familles de la région. Ainsi, de la tarte à la pichoune, des beignes au binjingo et du pain traditionnel amérindien, la banique, sont sur le menu changeant chaque jour.
Mot-clé: organisation
Avec un budget serré et dans une minuscule cuisine équipée d’un four et de réfrigérateurs domestiques, le responsable de l’Échouerie doit arriver à nourrir une centaine de personnes chaque jour, sept jours sur sept. «Le manque d’espace est difficile… Parfois, l’épicier garde des choses pour moi dans ses frigidaires», explique le cuisinier, début trentaine. C’est qu’à Natashquan, il y a tous les mardis une livraison par camion pour les commerces du coin mais avant cette journée, quand on attend impatiemment la commande, il faut être créatif. «Disons qu’à Montréal, tu as moins cette nécessité d’être débrouillard.»
À l’Échouerie, il faut aussi être prévoyant. «Je fais affaire avec des cueilleurs pour les herbes et les petits fruits et je dois prévoir un an à l’avance ce que je veux puisque la cueillette se fait surtout vers la fin de l’été. Je commande de l’airelle, de la chicoutai, des bleuets, des framboises et des fraises des champs, des groseilles, du cassis, des algues, des herbes de bord de mer, de l’épinette, et je congèle le tout pour les cuisiner éventuellement. Aucune fraise américaine ne rentre ici!» assure Sébastien, pour qui la priorité est de cuisiner avec des produits du Québec, à quelques exceptions près comme pour les citrons, par exemple.
Pour la viande, le chef fait affaire avec des fournisseurs de Charlevoix ou de la Gaspésie qui lui envoient des produits congelés. «Il n’y a pas de viande sur la Côte-Nord, parce qu’il n’y a pas d’éleveurs et qu’on n’a pas le droit de servir de la viande sauvage... »
Et étrangement, si on peut penser que les poissons se trouvent à volonté sur la Côte-Nord, ce n’est pas le cas. «Il est plus facile de trouver des poissons frais d’ici dans les frigidaires montréalais.» C’est qu’il n’y a pas d’usine de transformation du poisson dans la région, ce qui oblige les prises à voyager, pour revenir trop souvent panées… Pour le chef de l’Échouerie, il n’est pas question d’utiliser ces produits «trop» transformés. «J’achète beaucoup d’une poissonnerie de Sept-Îles et je sais exactement d’où vient ce que je sers. Il y a aussi une poissonnerie à Harrington Harbour qui m’envoie des produits par bateau.» Sur le menu de l’Échouerie, les homards, les crabes, la morue, les crevettes, les flétans… tous les poissons et les fruits de mer de la Côte-Nord ont donc eu leur place sur le menu.
Changer les mentalités
Pour certains habitants du coin, le changement qui a lieu cet été à l’Échouerie est positif mais d’autres, au début de l’été, manifestaient leur déception de ne plus trouver de nachos ou de hot-dogs pour accompagner leur bière. «Les premiers temps étaient difficiles parce que les gens de la région étaient déstabilisés. Je recevais beaucoup de bons commentaires, mais aussi des moins bons. C’est normal, on change les habitudes… Mais déjà, après quelques semaines, les clients comprennent mieux l’idée derrière le menu.»
Rencontré au milieu de la saison de l’Échouerie, ouverte de juin à septembre, Sébastien désignait le manque de personnel qualifié en cuisine comme son plus grand défi, même avant la difficulté d’approvisionnement. «Pour sortir des cuisines la même chose que ce que je rendrais à Montréal, c’est beaucoup plus de travail parce que tu fais tout, tout seul, à partir de rien.»
Mais à la fin des journées exigeantes, c’est la réponse des gens qui est pour Sébastien l’élément le plus gratifiant. «Les locaux autant que les touristes viennent me voir pour me dire qu’ils aiment ce qu’ils goûtent et ça, c’est trippant. Mais encore davantage, ma plus grande fierté, c’est quand les gens ne sont pas certains du menu parce que ce n’est pas ce qu’ils connaissent et que je les vois ensuite repartir satisfaits et avec le sourire. Ça, c’est ce que je préfère!»