Kevin Lambert ou la magie de l’utilité
Après deux «tentatives», Kevin Lambert l’a enfin remporté, le très prestigieux et prisé prix Médicis, pour son roman Que notre joie demeure, qui mène une belle vie depuis sa parution aux éditions Héliotrope en septembre 2022, avant que Nouvel Attila, en France, le publie à son tour. Il n’y a rien d’étonnant à ce que ce titre soit victorieux.
Accessible, franc et résolument moderne, il trace le portrait acéré des dérives du capitalisme et de la classe dominante à travers Céline Wachowski, une architecte de renommée internationale dont on vient de dévoiler le premier grand projet public qu’elle réalise pour Montréal, sa ville. Les critiques vont déferler sur celle qu’on accuse de détruire le tissu social et d’accélérer l’embourgeoisement des quartiers d’aujourd’hui.
Lambert est allé écrire dans la plaie suintante une fresque des inégalités qui ne saurait être plus actuelle. Je pense qu’en plus de la qualité de l’écriture de l’écrivain de 31 ans, le reflet juste de cette actualité qu’il dépeint à travers la fiction explique la décision du jury du Médicis. Parce qu’on le sait, encore plus qu’ici, en France, c’est la déglingue sociale depuis belle lurette.
Que l’écriture, fictionnelle, poétique, essayiste ou autre serve aussi à dénoncer, consciemment ou pas, les injustices, me réjouit au plus haut point. Écrire, c’est comprendre, certes, mais écrire, de mon point de vue, c’est aussi crier pour faire bouger et avancer collectivement. Avec élégance et sans violence. Quand, en plus, c’est reconnu par les pairs, et qu’un tel prix – et les autres – propulsera davantage un livre qui porte un message fort comme Que notre joie demeure (Tu aimeras ce que tu as tué et Querelle de Roberval aussi, tant qu’à faire…), je ne peux que me réjouir en espérant, avec, hélas, un petit fond de cynisme, qu’il sera lu par ceux qui auraient le pouvoir de faire une différence. Ahum.
Parce qu’il cogne comme des gants de boxe enveloppés dans du velours, ce roman de Lambert. Chaque semaine, en marchant sur la piste des Carrières, qui borde la voie ferrée dans le quartier Rosemont, je croise cette lignée de tentes où doivent se loger des gens touchés par le manque d’accès à la propriété, symbole visible de la terrible situation montréalaise qui s’accentue comme la gangrène, la pointe de l’iceberg, en quelque sorte, et une image qui frappe l’imaginaire.
Pour parcourir mes réseaux sociaux avec un peu trop d’assiduité, je constate que la situation qui touchait jadis les «moins bien nantis» gagne la classe moyenne qui, elle, s’effrite et tombe dans le grand fossé se creusant davantage entre les riches et les pauvres. D’un bord, ça commence à crier famine, les banques alimentaires ne fournissent plus, de l’autre, il y a ceux qui se la coulent douce, mais très, très, douce. Effrontément. Et j’ai cette envie de ressortir ma chronique de janvier 2023 intitulée L’indécence des riches pour laquelle j’avais reçu des tonnes de messages.
Sur fond de controverses
Les tentes un peu partout, elles étaient aussi là l’an passé, et l’autre avant. C’est d’ailleurs cette ironie liée au manque d’accès au logement, entre autres, qu’avait dénoncée Kevin Lambert il y a quelques semaines quand, dans ses habituelles recommandations de lectures, le premier ministre François Legault avait fortement suggéré Que notre joie demeure.
Quant à l’autre controverse du début de la course aux prix qui avait touché l’auteur concernant son recours à un «comité de lecture sensible», ça me semble disproportionnel depuis le début. Un comité de lecture est toujours «sensible» et la plupart des écrivains se font relire par des amis, collaborateurs ou spécialistes d’un thème abordé dans leur livre pour s’assurer de ne pas faire fausse route ou souvent juste pour obtenir un éclairage pertinent dont ils ont tout le loisir de ne pas tenir compte. Il n’y a franchement pas de quoi crier à la censure ou au wokisme excessif. Rien à voir. Ça aura au moins fait jaser encore plus de ce roman utile. À condition de le lire avant de s’énerver.
Oui, Que notre joie demeure est un roman utile. Désolée de ne pas être plus poétique ou originale pour le qualifier, mais la littérature, en plus de faire rêver, de divertir, d’élever, de soigner même par moment, voire d’accompagner, se doit aussi d’être utile, donc. D’autant plus qu’il se publie plus de livres que jamais. J’en suis donc à les espérer ainsi au seuil de ma porte quand on vient me les livrer en service de presse (oui, je suis privilégiée). Sinon, à quoi bon cette abondance dont la plupart d’entre eux ne rejoindront pas plus qu’une petite petite centaine de lecteurs avant d’être pilonnés?
La grande disparue Marie-Claire Blais, tant estimée et chérie par Lambert, se serait réjouie pour «le p’tit jeune» qui suit ses traces. Elle était la première lauréate québécoise du Médicis en 1966 pour Une saison dans la vie d’Emmanuel. D’une manière plus «poétique», cette fois, je pense que de là-haut, il s’est tiré quelques ficelles.