La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

25 titres puissants de l’année 2022

En 2022, j’ai dû lire entre 90 et 100 livres. Voici 25 titres d’ici et d’ailleurs qui ont fait une différence dans ma vie ces derniers mois.



Grosso modo, en 2022, j’ai dû lire entre 90 et 100 livres. À l’issue de cette année de besogne coiffée de mon chapeau de chroniqueuse littéraire, je suis vidée et remplie à la fois. Comblée d’histoires, de romans, de poésie, d’essais, de réflexions, d’images, et surtout, impressionnée par la qualité des livres québécois qui me sont parvenus, dont plusieurs seront traduits et lus par-delà nos frontières, entre autres des mots audacieux, secouants, des affaires hyper assumées, affranchies, décomplexées qui montrent bien nos avancées québécoises sur le plan des idées et de la pensée.

Voilà qui m’épate toujours de constater qu’une province de 8,5 millions d’habitants comme la nôtre, perdue dans une mer d’anglophones qui ne nous lisent à peu près pas – contrairement à nous qui lisons les auteurs traduits en français (ou pas) du ROC (Rest of Canada) –, puisse donner autant d’écrivains de langue française de très grande qualité et pour lesquels les lecteurs sont au rendez-vous, et pas que le fameux 12 août.

Voici 25 titres d’ici et d’ailleurs qui ont fait une différence dans ma vie ces derniers mois. Cette liste est bien incomplète et je n’ai pas terminé de lire tout ce qui se trouve sur ma pile A, dont Raté de Hugo Meunier, un ami précieux, mais un peu lourd, qui se lamente toujours que je néglige sa vie d’auteur, ou Femme fleuve de la talentueuse Anaïs Barbeau-Lavalette, voire ces titres qui, tout bêtement, n’étaient pas dans mon champ de vision pour me revenir en mémoire au moment d’écrire ces mots. J’ai des proches qui viennent grappiller dans ma biblio, j’en perds des bouts. La lecture ne serait pas ce qu’elle est si elle n’était pas faite pour être partagée.

1- Les pénitences, Alex Viens (Le Cheval d’août)

Premier roman d’Alex Viens, ce court huis clos m’a pris aux tripes au printemps dernier en me faisant découvrir les retrouvailles trépidantes après dix ans entre une fille, Jules, 24 ans, et son père, Denis, 50 ans, «vieux punk charismatique qui fait peur autant qu’il fascine». Regard trop rare sur la pauvreté et sur le choc des générations. Ça ferait un film épatant.

2- À boutte – une exploration de nos fatigues ordinaires, Véronique Grenier (Atelier 10)

Un court et accessible essai de 82 pages que j’ai partagé à tout vent ces dernières semaines et qui en appelle à la reconnaissance des fatigues dites «ordinaires» du quotidien et à leur mise en vitrine pour, du même coup, être plus indulgents les uns envers les autres, moins sévères aussi dans les regards qu’on se jette et les conseils qu’on se permet de donner à travers nos rythmes de vie devenus indécents.

3- La jeune fille des négatifs, Véronique Cyr (Les Herbes rouges)

Sorte de journal d’hospitalisation, ce premier récit pour cette poète témoigne de son confinement à 39 ans à la clinique de grossesse à risque élevé de l’hôpital Sainte-Justine. Dans une forme hautement poétique, dans le fragment, dans l’organisation de la pensée, dans le sens, les images, le rythme, l’histoire suit aussi d’autres vies que la sienne qui reviennent vers elle dans ses eaux troubles. Retrouvailles personnelles aussi pour moi avec elle qui partageait mes bancs d’université, dont les cours donnés par Lori Saint-Martin, disparue subitement cette année.

 4- La reine de rien, Geneviève Pettersen (Stanké)

Grand retour pour Geneviève Pettersen et pour sa déesse devenue cette mère de famille mariée, à demi emprisonnée dans une existence en apparence rangée, relativement ordinaire. Or, vinrent un autre monsieur et la chronique d’une mort annoncée de son couple. Le tout écrit dans une langue empruntant à l’oralité, remplie de cet irréductible «guts» qui fait la force de l’auteure qui donne des coups de sabre dans les corsets. C’est sa grande qualité. Le roman qui m’a fait le plus rire cette année.

5- Comment font les gens? , Olivia de Lamberterie (Stock)

Mais «Comment font les gens?» passe son temps à se demander l’écrivaine à travers son héroïne qui court comme nous tous. C’est à se demander si elle tiendra le coup dans cette folle frénésie déclinée dans une forme brillante qui sous-tend admirablement le propos de la charge mentale au cœur du texte. Du coup, on comprend vite que nous ne sommes pas seules à nous empêtrer dans notre quotidien trop fou et à rêver d’un silence à l’extérieur de nos prisons dorées.

6- On a tout l’automne, Juliana Léveillée-Trudel (La Peuplade)

Une grande âme que cette écrivaine qui a réussi à traduire avec art l’esprit de la jeunesse au Nunavik, le respect et la perpétuation de ses traditions, sa résilience, la vraie, qui fait que malgré les grandes épreuves conjuguées au climat rude dont on ne soupçonne même pas l’intensité, ces jeunes restent du côté de l’espoir, nous donnant du même coup de subtiles leçons d’équilibre et de survie.

7- Gens du Nord , Perrine Leblanc (Gallimard)

Les écrivaines de la trempe de Perrine Leblanc ne sont pas légion. Entière quand elle écrit, elle a imaginé cette fois-ci l’histoire de la rencontre entre un journaliste français et une documentariste québécoise obsédée par un écrivain irlandais nageant dans les eaux troubles de l’IRA (armée républicaine irlandaise) avant son exécution par un groupe paramilitaire près de Belfast. Navigation en eaux troubles – et ô combien mystérieuses –, c’est justement ce que sait faire de mieux celle qui a bûché cinq années sur ce livre qui arrive, lui, tout mûr, huit ans après Malabourg.

 

8- Bijou de banlieue , Sara Hébert (Marchand de feuilles)

Sorte d’ovni de la pensée jouxtant collages et réflexions satiriques autour de la positivité toxique, du mythe du prince charmant et du travail sexiste, ce livre marque l’envol littéraire de cette créatrice montréalaise qui s’approprie avec humour acide et cynisme les codes des guides, magazines féminins et manuels de croissance personnelle auxquels nos aïeules étaient priées de se référer pour entrer dans les rangs. Ce livre est un appel jouissif à la déprogrammation des horreurs qui mettent depuis trop longtemps du plomb dans les ailes des femmes.

9- La jeune fille à la tresse , Françoise de Luca (Marchand de feuilles)

Sur fond de Seconde Guerre mondiale, cette fiction est imaginée à partir de confidences reçues par Liliane, la mère d’une amie de l’écrivaine. À l’aube de son 98e anniversaire de naissance, cette dame âgée se souvient encore de Solange, fille de chapeliers à l’esprit bien affûté, qui fut jadis sa complice et qui, très tôt durant le conflit, a appris à se servir des chapeaux – et des turbans – autrement que comme de simples accessoires de mode féminine… Un hommage aux femmes dans la Résistance.

 

10- Ce qui meurt en nous , Mathieu Bélisle (Leméac)

Certainement un des plus grands essais québécois à paraître sur notre rapport à la mort, comme à notre propre finalité, celle des autres aussi. L’essayiste a réalisé durant la pandémie qu’on ne savait pas parler de la mort, ultime tabou, qui tantôt fascine, tantôt effraie. Et si de se pencher sur le sujet devenait l’occasion de s’arrêter enfin pour que s’unissent nos parts d’ombres et de lumière, nos certitudes et questionnements? C’est un livre actuel pour apaiser notre époque en mal de rituels et en quête de foi.

11- Mélasse de fantaisie, Francis Ouellette (La Mèche)

Une bombe que ce récit dans lequel le narrateur revient sur une partie de sa jeunesse passée dans le quartier du Faubourg à m’lasse à Montréal. D’abord, oui, il y a l’histoire, qui est percutante, fascinante surtout, dans laquelle on découvre une panoplie de personnages pas banals issus des années 1980, mais il s’agit aussi de l’histoire d’un type qui a réussi à s’extirper d’un monde qui, sans l’écriture et la création, se serait refermé sur lui comme sur tant d’autres avant lui. L’auteur est un rescapé et ce livre est un antidote au cynisme.

 

12- Une de moins, Chrystine Brouillet (Druide)

Cette vingtième enquête de Maud Graham s’arrime une fois de plus aux sujets au cœur de l’actualité, comme si la célèbre protagoniste était bel et bien réelle, qu’elle vivait parmi nous. Alors que les féminicides sont trop nombreux, les victimes tombent prisonnières de leurs bourreaux, puis, il y a cette violence en ligne dans laquelle les plus viles âmes se vautrent, dangereux personnages que Graham sait si bien traquer. Pendant ce temps, nulle n’est à l’abri, même celles qui fuient… Une grande enquête sociale, sans doute une des plus fortes de Chrystine Brouillet, qui ne manque pas de savoir-faire et qui demeure liée à son époque.

13- Que notre joie demeure, Kevin Lambert (Héliotrope)

À travers ce portrait acéré du capitalisme et de la classe dominante, c’est la rencontre de Céline Wachowski, architecte de renommée internationale, que fait le lecteur, au moment où est dévoilé le premier grand projet public qu’elle réalise pour Montréal, sa ville. Les critiques vont déferler sur celle qu’on accuse de détruire le tissu social et d’accélérer l’embourgeoisement des quartiers d’aujourd’hui. Au-delà de l’histoire captivante, c’est une fresque des inégalités sociales qu’il nous est ici donnée à lire.

14- Les allongées, Martine Delvaux et Jennifer Bélanger (Héliotrope)

Qu’elles soient insomniaques, handicapées, souffrantes, mères, accidentées, endolories, plusieurs femmes vivent à l’horizontale, comme les deux écrivaines, d’ailleurs, qui ont uni leur intimité et leurs connaissances pour écrire à quatre mains ce rempart contre l’enfouissement et la désespérance. Accompagnées des mots d’autres penseuses, elles démontrent toutes les fois où la crétinerie a vu de la paresse, du mensonge, de la folie, de l’hystérie ou un manque d’endurance dans cette posture trouble.

15- Le jeune homme, Annie Ernaux (Gallimard)

Ce plus récent opus de la nouvelle nobélisée Annie Ernaux relate l’aventure passionnée de la narratrice avec un homme de trente ans son cadet. Fidèle à sa démarche créatrice, Ernaux recycle ce vécu sensuel pour en extirper des souvenirs qui donnent lieu à un récit qui fait contrepoids, sans que ce soit le but poursuivi par la célèbre écrivaine, à toutes les histoires lues ces dernières années et depuis la nuit des temps dans lesquelles la femme, plus jeune que l’homme, a été un objet de contemplation, d’extase et de fierté.

 16- Cardiff, près de la mer, Joyce Carol Oates (Philippe Rey)

On retrouve ici la seule et unique Oates là où elle performe le mieux, il me semble: dans la nouvelle. Fine observatrice, exploratrice de psychés humaines et styliste hors du commun, elle insuffle à chacune de ses histoires ses opinions sur l’Amérique et ses dérives, y va souvent d’une critique de la droite américaine, de ce qui se passe dans certains États plus conservateurs. Dans ce recueil de quatre longs récits à suspense, elle se joue de secrets familiaux, tous plus glaçants les uns que les autres. Les fans du Maine ou de la côte est américaine seront servis une fois de plus, puisqu’elle y plante ses décors brumeux et salins.

17- Féminicides – Une histoire mondiale, Christelle Taraud (de l’Observatoire)

Dans cet ouvrage essentiel et inédit de plus de 1000 pages, autant scientifique que politique, la tragédie des femmes tuées parce qu’elles sont des femmes est mise en lumière comme jamais elle ne l’a été auparavant, témoignant d’une manière hors de l’ordinaire de ce continuum de violences qui s’exerce contre elles depuis la préhistoire. L’historienne française Christelle Taraud a réuni les meilleures spécialistes mondiales du sujet et c’est à couper le souffle. Une grande référence pour maintenant et les années à venir.

 

18- Le petit frère,  Jean-Louis Tripp (Casterman)

Un soir d’août 1976, Jean-Louis a 18 ans. En vacances sur les routes des monts d’Arrée, en Bretagne, au cours d’un périple avec sa mère et ses deux frères, Gilles, 11 ans, le benjamin de la famille, est fauché par une voiture. Transporté à l’hôpital, il succombe à ses blessures quelques heures plus tard. À travers le souvenir de son défunt frère, le bédéiste fait le récit d’une bouleversante histoire familiale en remontant le fil du drame, 45 ans plus tard, et en sondant la mémoire de ses proches, dont sa mère. Une œuvre remarquable. Le plus beau roman graphique de l’année.

 

19- Ma fin du monde, Simon Roy (Boréal)

Simon Roy a amorcé l’écriture de ce récit le 22 février 2022, un an après l’annonce d’un diagnostic d’un gliome de stade 4. Ce satané cancer du cerveau incurable et agressif aura finalement eu raison de lui, le 15 octobre dernier. Par chance, il nous reste ses mots, dont cet ultime livre écrit sous forme de fragments, passant d’un univers à l’autre avec la même souplesse qu’il a démontrée toute sa vie d’écrivain durant. Si ça a quelque chose de «rassurant» de lire quelqu’un au seuil de la mort sans l’être soi-même, c’est aussi se mettre la tête dans le sable, parce que tout ne tient qu’à un fil. Lui l’a compris. On en retire beaucoup, inévitablement.

 

20- Enlève la nuit, Monique Proulx (Boréal)

Markus, jeune juif hassidique revenu à la vie une seconde fois en quittant sa communauté, devra braver la tempête… Il y a toujours un prix à payer lorsqu’on quitte ceux qui nous ont vus naître, qui ont instauré leurs règles strictes et irrévocables. Pour apaiser le vide, réaffirmer son choix, ce héros épatant se retrouvera à aider son prochain, grande et remarquable voie du cœur et de la résilience à suivre pour s’élever encore.

 

21- L’île aux arbres disparus, Elif Shafak (Flammarion)

Militante pour les droits des femmes et des minorités, cette Turque s’est élevée avec un grand courage politique contre le président Erdogan, dont elle a dénoncé l’autoritarisme dans ses essais et entrevues. Malgré les intimidations présidentielles à son endroit et contre son mari journaliste, l’écrivaine n’a jamais cessé de prendre la plume et d’inventer des histoires fortement inspirées par le réel, comme cette histoire qui se passe en deux temps entrecoupés: d’abord à Chypre, en 1974, alors que deux adolescents – un garçon grec et une fille turque – risquent la condamnation de leurs parents en se rencontrant secrètement la nuit dans un café sur fond de guerre civile, puis plus tard, à Londres, aux côtés de l’enfant qu’ils auront…

22- Exercices de joie, Louise Dupré (Noroît)

Certains diront que le mot «joie» est tabou, galvaudé, dépassé, impossible… La grande poète et écrivaine Louise Dupré, elle, s’en est emparée cette année pour le décliner à sa manière toute poétique, sans doute la plus utile et inspirante qui soit en ce bas monde présentement. Je lis et relis ses mots pour me rappeler qu’aussi éphémère soit-elle, la joie existe, évidente ou dans les interstices du pire, alors qu’on ne la voit même plus. Il faut s’y accrocher, ne serait-ce que pour devenir passeurs, penser à ceux que nous mettons au monde. Allez vous chercher ça, de grâce… 

23- Réjean Ducharme, édition établie par Élisabeth Nardout-Lafarge (Gallimard)

Il était plus que temps que la somptueuse collection «Quarto» consacre un de ses pavés au grand et ô combien mystérieux Réjean Ducharme, qui a contribué à révolutionner la langue et le Québec littéraire. Fidèle à son habitude de publier l’intégrale d’une œuvre, cette célèbre collection consacrée aux plus illustres figures de la littérature (Virginia Woolf, Sylvie Plath, Marcel Proust, Annie Ernaux, etc.), sous la direction brillante d’Élisabeth Nardout-Lafarge, professeure émérite de l’Université de Montréal et spécialiste de l’auteur, donne à lire les neuf romans de Ducharme. Extraits de journaux intimes, photographies personnelles, correspondance et autres affaires éclairantes complètent ces quelque 2000 pages-événements.

24- Souvenirs de mon inexistence, Rebecca Solnit (de L’Olivier)

La «non-existence» de ce titre de cette grande Américaine fait référence à son instinct de jeune femme à disparaître, à ce sentiment que son apparence physique aura toujours été un piège, un danger. Ce livre a été motivé par le lien entre cet instinct et le désir d’être entendue après qu’une amie ait failli mourir, battue par son ex. Elle explique comment elle est devenue féministe et qu’elle a pris conscience qu’exister n’allait pas de soi pour les femmes. Il est question donc de féminisme, de ses intersections aussi, des avancées. Elle pose aussi un regard sur l’environnement, sur les violences. Elle ne le fait jamais avec amertume. C’est rempli de références et de citations. 

25- Mes débuts dans l’éternité, Gilles Archambault (Boréal)

Il s’agit donc ici de 30 nouvelles très courtes qui contiennent toutes des constats de finalités: la fin d’une vie, d’une époque, d’une mémoire, d’une femme qu’on a aimée, d’une amitié, etc. Dans chacune d’entre elles, des petites morts, des arrivées au bout du chemin, des bilans, des demandes de pardon, des réflexions. Comme l’écrivain n’est plus tout jeune, pour moi, il s’agit de perles de sagesse éclairantes et d’un bain de nostalgie tantôt espiègle, tantôt cinglante ou cynique. Je souhaiterais le garder encore quelques années dans nos vies littéraires.

Pour 2023, je nous souhaite l’équilibre pour continuer d’avancer sur le fil mince et bringuebalant du chaos ambiant. À tout bientôt.