Revisiter ses classiques… et sa poutine
Une à deux fois par année, je joue les guides touristiques avec des copains de passage à Montréal. Avec ceux qui y viennent pour la première fois, je m’assure d’inclure quelques lieux qui me semblent bien traverser le temps et qui racontent, à leur manière, l’histoire de la ville. Après m’être retrouvée avec une sauce à poutine végane sans l’avoir commandée dans un endroit que je fréquente depuis plus de 25 ans, je me suis demandé: à quel moment un classique cesse-t-il d’en être un?
Attablée sur la terrasse de La Banquise, je commande avec assurance deux poutines classiques. Il n’est pas encore midi. J’ai prévu le coup: pas question de faire la file!
Je parle de cette adresse mythique ouverte 24 heures sur 24 du Plateau Mont-Royal depuis des jours à ma nièce récemment arrivée du Sénégal. C’est son premier voyage hors de son pays natal, alors je veux mettre la gomme! Pas question de l’initier n’importe où.
Les sandwichs de Schwartz’s Deli et les bagels de Saint-Viateur ont passé le test haut la main. Les délices de Labonté de la pomme, après une journée au parc national d’Oka et d’autocueillette dans l’entreprise des Basses-Laurentides aussi. Je l’emmènerai ensuite au parc La Fontaine, au Marché Jean-Talon, aux tam-tams du mont Royal et jusqu’au sommet de la montagne (la vue fait toujours son effet), mais avant, il me semble essentiel de m’arrêter dans cette institution que j’ai fréquentée à différentes époques tant après la fermeture des bars qu’au milieu de la journée.
Religion: poutine
Je fais partie de ceux pour qui la poutine a quelque chose de sacré. J’en consomme rarement et je m’insurge quand un étranger m’apprend en avoir mangé dans des adresses qui ne font pas honneur à notre plat emblématique. «Il n’y a que trois ingrédients dans la poutine, alors ils doivent être impeccables, ai-je expliqué à ma nièce avec un air solennel. La poutine de La Banquise rassemble les trois.»
Le serveur dépose les assiettes devant nous. Après l’immanquable séance photo, nous plantons nos fourchettes dans ce délice 100% québécois.
Dès que la mixture frôle mes papilles, mon enthousiasme s’évapore. «Ils ont changé la sauce», lui lancé-je, complètement outrée.
J’interpelle le serveur.
— Qu’est-ce qui a changé dans la sauce?
— Elle est végane.
— Mais j’ai commandé la poutine classique! C’est nouveau?
— Quand êtes-vous venue pour la dernière fois?
— Je ne sais pas trop, un an ou deux.
— Ça fait certainement plus d’un an.
Je suis tellement abasourdie que je ne relève même pas la contradiction. De la sauce végane? Avec du fromage en crottes? Ça ne fait aucun sens. Les grains me semblent par ailleurs avoir passé 24 heures au frigo – un certain goût de «vieux» –, alors qu’ils m’ont toujours semblé parfaits au fil des visites. Et puis, la sauce n’est pas assez chaude pour les faire fondre. Scandale… ou malchance?
Je passe les trois jours suivants à raconter l’anecdote à des amis (oui, je prends ma poutine à cœur). Plus je ressasse l’histoire, moins elle fait de sens.
Je prends le taureau par les cornes et contacte les propriétaires: «Avez-vous vraiment remplacé la bonne vieille sauce par une sauce végane par défaut? Dans ce cas, pourquoi garder le fromage et, surtout, pourquoi continuer à l’appeler "La Classique"? Ou alors suis-je tombée sur une mauvaise journée?»
La réponse d’Annie Barsalou, copropriétaire, m’a plus que rassurée. «Le resto est ouvert depuis 1968, m’écrit-elle. C’est une entreprise familiale comme vous le savez probablement déjà. On fait tout pour essayer de garder l’authenticité des ingrédients de base de la poutine classique depuis maintenant deux générations. Donc, de lire que la sauce est végane est assez choquant car, oui, nous avons une deuxième sauce végane et sans gluten, mais ce n’est pas notre sauce de base. Notre sauce est la même depuis plusieurs années et le bouillon de base est végétarien, mais on parle d’il y a 10-12 ans. […] Le fromage est aussi du même fournisseur, avec la même recette depuis maintenant 22-23 ans, livré six jours par semaine et manipulé de la même façon. Donc, encore une fois, je suis triste de savoir qu’il n’a pas été servi à température ambiante, ce qui est normalement notre méthode. Mauvaise organisation? Équipe mal formée? Ça reste de ma faute, et soyez certaine qu’on va mettre la main à la pâte pour que chaque expérience soit au mieux.»
J’ai recommencé à mieux respirer. Ma poutine était sauve.
Quand je lui demande ce qui a changé à La Banquise au fil des années, elle évoque «un roulement d’employés, c’est certain».
«Nous avons un superbe noyau qui est fidèle et qui s’occupe de former les nouveaux qui se joignent à nous pour une saison, leurs études, une tranche de vie, une expérience, etc., poursuit-elle. La clientèle évolue énormément: végétarienne, végane, sans gluten (limitations énormes chez nous), halal (pas possible pour nous), sans nommer toutes les restrictions alimentaires et allergies qui sont de plus en plus fréquentes. On jongle avec tout ça, mais avec nos limitations. Petite cuisine, gros roulement, on ne peut totalement éviter la contamination croisée, par contre, alors nous ne servons absolument pas de poissons, ni de crustacés, ni de noix, sauf le beurre d’arachides au petit matin. Parfois, on doit expliquer à certains clients de passer en dehors des heures de gros achalandage afin qu’on puisse mieux contrôler l’environnement.»
Tendance poutines
En 2023, quelle est la poutine la plus populaire parmi toutes les déclinaisons proposées? «Aujourd’hui, ça reste encore La Classique, mais La T-Rex (bœuf haché, saucisses fumées, bacon et pepperoni), La Taquise (guacamole, tomates en dés et crème sure), La Savoyarde (bacon, oignons, fromage suisse et crème sure), La Scooby (bœuf haché, bacon, oignons, cornichon frit et sauce césar à l’ail) et dans une autre niche, La Véganomane (classique, mais avec fromage et sauce végétaliens), que des clients choisissent aussi parce qu’ils ont toutes sortes d’intolérances, comme au lactose, au gluten (en cas d’allergie sévère, on ne peut pas garantir), mais ceux-ci vont la bonifier avec un pogo végane ou des saucisses végétariennes, des légumes ou même du poulet.»
Composée d’habitués et de touristes, la clientèle se heurte parfois à des files. «Nous avons beaucoup d’habitués matin, soir ou nuit, raconte Mme Barsalou. Nous connaissons leur commande avant qu’ils s’assoient. Par contre, le volume de visiteurs étrangers en haute saison dérange les habitudes. Nos habitués vont parfois changer leurs heures d’arrivée ou même passer la commande par téléphone et nous sommes conscients que ça fait "tourner de bord" certains clients locaux quand la file d’attente est trop longue.»
«Normalement, si nous sommes à notre affaire, cette clientèle locale revient à l’automne et on en rit un peu. Car qui dit client régulier, dit chaise attitrée. Ils aiment avoir leur table, leurs habitudes et rencontrer les mêmes personnes qui viendront à la même heure pour échanger. Nous sommes comme dans un petit village touristique sauf qu’en réalité, nous sommes sur le Plateau Mont-Royal. Petit village hautement visité pour ses parcs, ses commerces, bars et restaurants, l’architecture des résidences, la vie 24 heures sur 24, etc. Mais lorsque la haute saison est terminée, les villageois retrouvent la tranquillité de leur chez-soi. C’est à leur tour de se faire servir.»
Et soudain, avoir à nouveau une envie folle d’une poutine classique... Parce que même si les temps et les goûts changent, rien n’est plus rassurant que de retrouver la familiarité d’un plat qui fait partie de notre histoire, tant la nôtre que celle de notre coin de pays.
Alors, qui vient me rendre visite à Montréal?