La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

Retenir la vie avec Laure Adler

Avec sa voix profonde qui depuis 2016 perçait les ondes de Radio France à travers son émission littéraire, philosophique et d’idées L’heure bleue, dont la dernière séance a eu lieu il y a un an, Laure Adler, qui se décrit comme une journaliste, auteure et féministe, fait pour moi partie de ces êtres inclassables. Comme Françoise Hardy qui nous a quittés le 11 juin, à 80 ans. On jurerait d’ailleurs que la jeunesse d’Adler, 74 ans, n’a jamais «foutu l’camp». Est-ce son art de vivre, sa capacité d’émerveillement, voire, d’une manière plus superficielle, ses airs d’éternelle jeune fille arborant des lunettes de soleil en forme de cœur?



Dans l’introduction du nouvel ouvrage rassemblant les pièces majeures de son œuvre variée, et intitulé Retenir la vie – Itinéraire d’une femme engagée (Bouquins), Nicolas Idier la décrit comme une «passeuse de lumière». L’expression est bien choisie, faisant honneur à sa pensée qui pourrait, il me semble, contrecarrer les plans machiavéliques d’un monde qui ne tourne pas rond.

On jurerait d’ailleurs que la jeunesse d’Adler, 74 ans, n’a jamais «foutu l’camp». Photo: Wikimedia

 

Plus de 1000 pages composent cette rétrospective d’un demi-siècle d’écriture, avec, en exergue, ces mots d’Hegel qu’elle a choisi d’inscrire: «C’est une erreur de prétendre que la contradiction est inconcevable, car c’est bien dans la douleur du vivant qu’elle a son existence réelle.» Une citation qui, comme le souligne Idier, se trouve aussi en exergue d’Une femme d’Annie Ernaux, que Adler tient en haute estime. Il rappelle aussi que si elle a souffert, elle n’a jamais eu peur. Peur d’être «hors-champ», de frayer partout avec ouverture, d’explorer les personnages sur lesquels elle écrit – souvent des femmes – à sa manière, avec ses angles personnels, de décortiquer leur travail et psyché comme peu l’ont fait avant elle.

Ce nouvel ouvrage rassemble les pièces majeures de l'œuvre variée de Laure Adler.

Laure Adler fait preuve d’anticonformisme; tantôt punk, tantôt révolutionnaire, jamais convenue ou formelle, et d’une habile façon bien à elle, elle réussit à faire jaillir la joie dans ses entretiens comme dans ses textes, même là où l’on ne l’attend pas. J’imagine que sa capacité à rester du côté des vivants, de ne pas se perdre dans un cynisme qui serait facile et compréhensible passe par là. Ça a quelque chose d’héroïque par les temps qui courent, ne serait-ce que chez elle, en France, où la montée de l’extrême droite devient de plus en plus préoccupante.

Je ne peux m’empêcher d’imaginer que sa manière d’aborder le présent en décryptant les tendances et nouveaux courants ou encore de restituer le passé pour mieux le comprendre, pour mieux envisager le futur aussi constitue le cœur de sa résistance aux chocs et aux épreuves. Je l’imagine en faire une sorte de rituel qui me donne envie de citer Louise Dupré dans Exercices de joie:

«Tu te sers de la joie
telle une arme
à bout portant
et tu lui inventes
des rituels

[...]

Tu n’essaies plus de comprendre,
seulement de mieux respirer.»

«La joie est politique, surtout dans ce moment précis de notre monde, qui est cadencé par les appels à la mort, comme si elle était plus intéressante que la vie. La joie est politique, elle est philosophique aussi. C’est Hannah Arendt, qu’il faut relire et qui appelait à la possibilité de la joie. On la retrouve aussi chez Jeanne Hersch, ou même chez Nietzsche, avec la question du ressentiment. La joie est essentielle parce que l’on se bat pour rétablir des conditions vitales d’assentiment à la vie qui procurent de la joie. En tant que vieux, on nous interdit de vivre à notre rythme, donc on se révolte», exprimait Laure Adler en entretien avec Le Nouvel Obs, le 17 novembre 2023.

Elle a beaucoup écrit sur le fait de vieillir, sur la mort aussi, notamment dans son très beau récit La voyageuse de nuit. Toujours, cette révolte fine et subtile qui se manifeste dans l’acte d’écrire. Parce que, oui, écrire sert aussi à ça. La lire, elle, et beaucoup celles sur qui elle a consacré tant d’écrits (Marguerite Duras, Hannah Arendt, Simone Weil, Charlotte Perriand, Françoise Héritier, Françoise Giroud, Annie Ernaux…) marque aussi une imposture, une envie de rester debout, de «retenir la vie». Ce titre volumineux, je l’espère un jour ou l’autre entre vos mains.