La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

Nelly Arcan et Marie-Sissi Labrèche: folie et putasserie, 20 ans plus tard

Il y a vingt ans presque jour pour jour, l’écrivaine Nelly Arcan, qui, en toute transparence, allait un peu plus tard devenir mon amie, faisait paraître son roman Putain, devenu mythique pour toutes sortes de raisons; la plus tragique étant le suicide de l’écrivaine, le 24 septembre 2009.



Un an avant l’apparition de ce grand titre qui avait fait jaser le Québec et le Tout-Paris, en 2000, il y avait eu la parution chez nous d’un autre texte percutant: Borderline de Marie-Sissi Labrèche. L’auteure est pour sa part bien vivante, malgré les accrocs de la vie, malgré les chemins de traverse, malgré les démons qu’elle dompte avec son savoir-faire, une médication et l’amour des siens.

Causant la surprise, avec leur premier roman respectif, chacune à leur manière, Arcan et Labrèche, alors toutes deux dans la fin vingtaine et finissantes à la maîtrise en littérature à l’UQAM, allaient révolutionner la société québécoise. Oui, les livres peuvent changer le monde. Retour sur deux indémodables auxquels on doit tant.

Elles ne venaient pas de milieux intellectuels où les hautes études étaient particulièrement prisées. Après une jeunesse à tirer le diable par la queue, à tenter de s’aimer elle-même coûte que coûte, à vouloir plaire, bref à gagner leur ciel, à arrêter de douter, par-dessus tout, c’est l’écriture – et la lecture – qui leur avait paru les options les plus salvatrices, seules issues à leur univers redoutablement anxiogène. C’était tout de même mieux que la mort qu’elles regardaient déjà du coin de l’œil. Par chance pour elles, puis pour nous désormais, on ne les empêcherait pas d’étudier. Leurs ailes poussaient, on ne les leur couperait pas. Les parents des plus tourmentées créatrices ne sont pas tous d’infâmes bourreaux. C’était criant: Nelly (Isabelle était son prénom d’origine) et Marie-Sissi étaient trop intelligentes pour rester au bercail. Je ne crois pas que ce soit un détail d’affirmer qu’elles étaient aussi très belles… C’est la grande porte qu’on leur a ouverte, la lumière sur elles en prime.

Une Québécoise dans l’Hexagone

Il fallait être solides pour entrer sans expérience dans l’arène médiatique, se retrouver sous les feux de la rampe à défendre une première œuvre qui, à ses premières heures de vie seulement, faisait jaser. Dans le cas de Nelly Arcan, Putain est d’abord paru en France au Seuil, prestigieux éditeur, événement très rare encore aujourd’hui pour des primo-romanciers québécois. Des deux, c’est aussi elle qui allait le plus faire jaser. Qui ne se souvient pas de son passage chez Ardisson, à Paris, qui s’était moqué de son accent, ou sur le plateau de Tout le monde en parle à Montréal en 2007; dévorée tout rond par trois hommes, trois humoristes plus concentrés sur son corps exhibé que sur son œuvre. Elle s’était effondrée sur place dans un malaise palpable que je n’oublierai jamais. Je serais d’ailleurs très étonnée qu’on revoie un jour ce type de traitement médiatique. Nelly s’était en quelque sorte sacrifiée. À bien d’autres égards d’ailleurs.

 

Ce serait mal comprendre ces deux épatantes que de les mettre dans le même panier. Leur création ne se ressemble pas tant. Leur écriture n’a rien en commun, leur vision non plus. Dans Putain, Nelly Arcan décrypte quasi chirurgicalement la putasserie de sa narratrice, la marchandisation du corps féminin, etc. Dans Borderline, Marie-Sissi Labrèche, elle, traite surtout de santé mentale, notamment du trouble de personnalité limite dont est aux prises son héroïne.

Bien sûr, avant elles, au Québec, il y avait eu d’autres écrivaines à succès, d’autres écrits qui secouaient sans concessions, pensons juste à la poète Josée Yvon, à Denise Boucher avec Les fées ont soif, pour ne nommer que celles-là. Or, je crois que Putain et Bordeline ont levé le voile sur des tabous sur le point d’imploser. Je pense aussi que la société québécoise les attendait, que nous étions rendus là, à recevoir ces charges et que plus rien n’a été pareil après elles comme après la chute des tours du WTC presque au même moment.

Qu’elles aient été comprises ou non, on a parlé d’elles, plus que de leurs livres d’ailleurs, mais au moins, elles ont été entendues et lues. Que des femmes de lettres féministes deviennent des icônes de la pensée me fera toujours plaisir, vous vous en doutez. Je continue de décrier qu’elles ne sont pas assez invitées dans les médias, qu’on accorde plus d’importance aux sept ou huit mêmes «veudettes» qui racontent la pluie et le beau temps qu’à des penseuses qui pourraient nous élever.

Sans Putain, aurions-nous réalisé l’existence malsaine du culte des apparences, engrenage infernal dans lequel sombrent les femmes des sociétés occidentales? Sans Borderline, aurions-nous ouvert toutes ces discussions essentielles entourant la santé mentale, l’importance de s’en préoccuper, les failles de notre système de santé? Sans la pertinence de ces deux titres, des recherches, thèses, colloques et articles auraient-ils assuré la pérennité de ces sujets, donnant aussi à lire des exégètes qui nous ravissent en poursuivant leur travail?

Garder le cap

En 2000, ces écrivaines n’avaient pas de compte Facebook ou Instagram pour s’exprimer, livrer leur perception du monde, entretenir des débats, faire circuler leurs idées, voire assurer en coulisses la promotion de leurs titres. Si elles voulaient se «rassurer» sur la perception que les autres avaient d’elles-mêmes, ça devait se passer ailleurs, sans contrôle d’une image parfois magnifiée sur les réseaux sociaux… Bref, elles ont trimé dur pour rester au-devant, se démarquer avec pour seules armes leurs mots et leurs idées dans un monde dominé par la persistance d’un certain patriarcat. Elles ont aussi galéré avec l’autofiction qui demeure un genre qui n’a pas si bonne presse, décrié par quelques puristes et plus encore quand la personne qui écrit au «je» est une femme… Surtout, se la fermer, garder une distance, rester dans un carcan, bien à notre place.

Aussi, ce qui m’épate, c’est qu’elles ont su rester pertinentes, s’adapter aux courants, garder le cap malgré ou avec la naissance de plus jeunes générations qui surgissent avec de nouvelles pensées, d’autres manières de voir les rapports entre les sexes, le genre, la place du féminin dans une société en pleine mutation, aux prises avec des soucis environnementaux encore plus criants qu’il y a vingt ans.

Malgré ces dates anniversaires qui permettent de revenir sur l’apport considérable de ces reines littéraires, il ne faudrait pas oublier que Nelly Arcan comme Marie-Sissi Labrèche ont publié d’autres succès après Putain et Borderline. Cette dernière vient même de publier 225 milligrammes de moi (Leméac), qui traite de l’anxiété. La première, elle, on le sait, s’en est allée trop tôt. Elle me manque tant. Elle manque à notre époque.