La chronique Culture avec Claude Deschênes

Auteur(e)
Photo: Martine Doucet

Claude Deschênes

Claude Deschênes collabore à Avenues.ca depuis 2016. Journaliste depuis 1976, il a fait la majeure partie de sa carrière (1980-2013) à l’emploi de la Société Radio-Canada, où il a couvert la scène culturelle pour le Téléjournal et le Réseau de l’information (RDI). De 2014 à 2020, il a été le correspondant de l’émission Télématin de la chaîne de télévision publique française France 2.On lui doit également le livre Tous pour un Quartier des spectacles publié en 2018 aux Éditions La Presse.

Se souvenir du 11 septembre 2001

Cette semaine, je vous parle d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître, comme le dit la chanson d’Aznavour. Le 11 septembre, cela fera 20 ans que les tours jumelles du World Trade Center, à New York, et le Pentagone, à Washington, ont été la cible du pire acte terroriste à survenir dans l’histoire des États-Unis. Tout le monde qui avait l’âge de raison ce jour-là se souvient de l’endroit où il était, ce qu’il faisait, quelles répercussions ces attentats ont eues sur leur vie.



Personnellement, j’étais à New York ce matin de septembre 2001 qui nous offrait le plus beau ciel bleu qu’on puisse imaginer. J’ai souvent eu la possibilité de partager cette expérience, mais à l’occasion de ce 20e anniversaire, j’ai eu envie de la raconter dans tout ce qu’elle comporte de détails souvent insignifiants, de doutes qu’elle a semés en moi, de certitudes aussi, de faits qu’on ignorait ce jour-là et que le temps et les enquêtes ont permis de révéler.

Images: Archives Radio-Canada

Premièrement, permettez-moi de rappeler pourquoi le hasard a voulu que je me retrouve à New York en cette journée historique. En cette rentrée 2001, j’entamais une nouvelle affectation au Téléjournal/Le Point de Stéphan Bureau. Pour ma première participation au segment culturel du vendredi, on m’avait envoyé couvrir le spectacle soulignant les 30 ans de carrière de Michael Jackson au Madison Square Garden. L’événement avait lieu le vendredi 7 septembre. Je suis arrivé le 6, avec un billet de retour pour le 8 septembre. Avec mon caméraman, André Grégoire, nous avons vécu une couverture épique, mais ça, c’est une autre histoire. Or, il s’avère que le 8, mon patron, Jacques Auger, me demande de prolonger mon voyage et de ramener les éléments pour un reportage sur l’événement Québec-New York qui devait, à compter du 13 septembre et pour un mois, permettre aux New-Yorkais de découvrir les multiples facettes de la culture québécoise avec des vitrines de toutes sortes installées notamment au World Financial Center (WFC), voisin du World Trade Center (WTC).

C’est ainsi que j’ai passé trois jours (les 8, 9 et 10 septembre) à rencontrer des Québécois qui mettaient la dernière main à cet événement rempli de promesses. Ce tournage, organisé au fur et à mesure avec les moyens du bord, est aussi une histoire en soi. Je me limiterai à un fait saillant qui nous ramène à notre sujet. Le 10 septembre, à 8h30, j’étais au World Trade Center à demander aux travailleurs des tours ce qu’ils pensaient des photos touristiques du Québec placardées dans les fenêtres du North Bridge reliant leurs bureaux au WFC. À ce moment-là, qui aurait pu dire que 24 heures plus tard, à cet endroit précis, l’horreur frapperait, semant le chaos, la mort et la désolation?

Oh! il y avait bien eu cette alerte terroriste lancée quelques jours plus tôt. J’avais entendu à la radio que les autorités américaines avaient relevé les mesures de sécurité, les faisant passer au rouge, mais le temps chaud et ensoleillé me soufflait plutôt que la Grosse Pomme était un havre de paix où il fait bon vivre.

D’ailleurs, au réveil, le 11 septembre 2001, j’avais l’impression de vivre un conte de fées sans fin. Après le gros orage de la veille, le ciel était redevenu bleu, le soleil brillait. Encore une journée de rêve devant nous pour compléter notre tournage. Notre vol, prévu à 17h, devait nous ramener à la maison sans ambages.

En revenant de déjeuner, dans le quartier Midtown, où nous logions (à deux pas de l’Empire State Building et à côté du restaurant Les Halles où Anthony Bourdain s’est rendu célèbre), j’étais épaté de voir des fillettes de l’âge de mon fils cheminant paisiblement vers l’école dans leur uniforme scolaire rose. Comme quoi, même à New York, la vie en ville peut être à échelle humaine.

C’est alors qu’à 8h45, un avion déchire le ciel, direction sud, dans un bruit assourdissant qui n’a rien à voir avec un appareil qui décolle ou qui atterrit. C’est un avion de ligne arborant une livrée acier. Pas le temps de voir le nom de la compagnie aérienne, tout se passe trop rapidement. André Grégoire et moi trouvons la chose anormale, mais peut-être que c’est normal à New York, ville des extrêmes.

À 8h45, un avion déchire le ciel, direction sud, dans un bruit assourdissant qui n’a rien à voir avec un appareil qui décolle ou qui atterrit. Images: Archives Radio-Canada

L’histoire retiendra qu’il s’agissait du vol 11 de la compagnie aérienne American Airlines en provenance de Boston, avec à son bord 81 passagers et 11 membres d’équipage. Le Boeing 767 a percuté la tour nord du WTC à 8h46, entre le 93e et le 97e étage, à une vitesse approximative de 700 km/h et avec 38 000 litres de kérosène dans ses réservoirs.

Lorsque, arrivé à ma chambre d’hôtel, je reçois l’appel de mon patron Jacques Auger me demandant de me rendre le plus rapidement possible au World Trade Center, je ne sais pas tout ça. Sur les réseaux américains, on pense qu’il s’agit d’un Cessna, ce que me dit aussi ma blonde qui l’a entendu à la télévision et qui est rassurée d’avoir pu me parler avant que je ne parte vers les lieux d’un drame qui n’avait pas encore révélé toute son ampleur.

Dans cette journée du 11 septembre, toutes les minutes comptent. André et moi nous entendons rapidement sur ce qu’il faut apporter avec nous: caméra, micro, monopode, nos téléphones portables. Je tergiverse quelques secondes sur le choix de la cassette à mettre dans la caméra. Depuis des jours qu’on tourne, pas question d’effacer le précieux matériel déjà enregistré. On apporte donc une cassette pas trop pleine, mais qui ne compte guère plus que 20 minutes de ruban disponible pour enregistrement. On s’en va au front pauvrement équipé. En plus, il faut rappeler qu’en 2001, les caméras sont lourdes et les téléphones cellulaires plutôt rudimentaires. Ils ne prennent surtout pas de photos. Facebook, Twitter, Instagram n’existent pas. Mon appareil fonctionne sur un forfait américain, plus économique, mais qui sera rapidement inutilisable en raison de la surcharge des réseaux cellulaires locaux et de la chute de l’antenne située sur le toit de la tour 1 du WTC.  Si j’ai pu communiquer avec la salle des nouvelles à Montréal, c’est grâce au téléphone de mon collègue, qui était sur un forfait canadien.

Quand nous quittons l’hôtel, situé au 429, Park Avenue, on doit descendre les cinq étages à pied, car l’ascenseur est bloqué en raison de travaux. On sort en trombe, mais on revient rapidement sur nos pas pour informer la réception qu’il n’est plus question de partir aujourd’hui et que nous allons prolonger notre séjour d’au moins une nuit.

Images: Archives Radio-Canada

On saute dans un taxi en donnant l’ordre au chauffeur de se rendre au World Trade Center. Il s’engage vers Franklin D. Roosevelt Drive, la voie la plus rapide pour se rendre au sud de l’île de Manhattan, mais le choix s’avère mauvais, car l’artère, qui longe l’East River, est déjà bloquée. Demi-tour. On revient vers Park Avenue, qu’on descend jusqu’à la 20e Rue. Impossible d’aller plus loin en auto, toutes les artères de la pointe sud de Manhattan sont déjà complètement congestionnées par les voitures et les New-Yorkais qui ont pris les rues d’assaut. C’est dans le taxi que nous apprendrons la nouvelle que la tour sud a été attaquée par un deuxième avion transformé en missile. Stupeur!

J’ai fait ma première intervention en ondes à RDI avec Christine Fournier à 9h12, huit minutes après que le Boeing 767 de United Airlines, le vol 175, en provenance de Boston, avec 56 passagers et 9 membres d’équipage, eut percuté la tour sud du WTC entre les 78e et 84e étages.

Vingt ans après les attentats du 11 septembre, j’ai réécouté, pour la première fois, mes interventions de ce jour-là. Merci d’ailleurs aux archives de Radio-Canada de m’avoir permis de le faire. Dans cette première intervention, je parle de l’abattement des New-Yorkais qui craignent que les menaces d’attentats des derniers jours soient en train de se concrétiser chez eux. J’évoque la présence de nombreux Québécois participant à l’événement Québec-New York dans le secteur de l’attentat. Et je m’inquiète des dommages à la structure des édifices, beaucoup plus importants que ceux de l’attentat de janvier 1993 dans les sous-sols du WTC.

Images: Archives Radio-Canada

Dans les minutes qui suivent, j’interviewe un premier témoin, qui fait monter d’un cran l’horreur de ce qui se passe dans les tours infernales. L’homme attire mon attention sur les personnes qui se lancent dans le vide pour échapper au feu qui consume le sommet des deux tours. Cette image de personnes qui ont à choisir leur mort, entre se défenestrer ou s’immoler, demeure aujourd’hui fortement imprégnée dans ma mémoire, même si j’étais à 1,5 km des lieux du drame.

Le World Trade Center était réputé pour accueillir plus de 40 000 travailleurs. Or, le 11 septembre, autour de 17 000 personnes se trouvaient dans les deux édifices au moment où ils ont été frappés par les avions. La majorité d’entre elles ont eu le temps de fuir les tours avant qu’elles ne s’effondrent, mais autour de 2 200 sont mortes, dont 200 après avoir sauté dans le vide. À cela s’ajoutent plus de 400 pompiers et policiers, les véritables héros de cette journée.

Mais revenons à la chronologie des événements. Un peu passé 9h30, nous apprenons coup sur coup qu’un avion vient de s’écraser sur le Pentagone à Washington, le vol AA77, et qu’un autre, le vol United 93, a été détourné. Il s’écrasera en Pennsylvanie à 10h03.

Ces informations nous parviennent des radios d’auto que les New-Yorkais, effarés, écoutent à plein volume dans la rue, un œil sur les tours qui fument. Tout ça ressemble à la guerre, et mon comparse-caméraman suggère alors qu’on cesse notre avancée vers les tours. Devant l’évidence d’une attaque terroriste, lui qui a déjà été réserviste dans l’armée, pense qu’on pourrait se mettre à risque en approchant davantage. Qui sait, les avions lancés sur le World Trade Center contenaient peut-être des armes bactériologiques. Rendus là, tous les scénarios étaient possibles.

C’est donc de l’angle des rues Broadway et Spring, dans le quartier Soho, que nous serons témoins à 9h59 de l’effondrement de la tour sud du World Trade Center, 56 minutes après qu’elle eut été frappée.

À 10h20, je suis de retour en ondes avec Pierre Craig et je raconte comment les New-Yorkais réagissent à cet effondrement spectaculaire.

«Les gens ont crié d’horreur, et pour cause, quand on le voit de nos yeux vu, c’est absolument apocalyptique ce qui vient de se passer. Les gens sont préoccupés, anxieux de la suite des choses parce qu’on ne pouvait pas vraiment prévoir que ce genre d’événement se passe ici...»

Quelques minutes plus tard, alors que je reprends l’antenne avec Pierre Craig, je suis interrompu dans mon envolée par un mouvement de foule. La foule compacte qui observait la tour infernale restante se met à courir en sens inverse de celui où elle portait son regard.

Je crie dans l’appareil: «Il y a quelque chose qui se passe, je ne sais pas ce que c’est… les gens courent…»

On se met à l’abri et je cesse de parler. Pendant les deux ou trois secondes qu’a duré mon silence, le sang de ma blonde, scotchée devant la télé de son bureau, n’a fait qu’un tour.

Il ne faudra pas beaucoup de temps pour comprendre que le mouvement de foule était le résultat d’un ordre d’évacuer les alentours de la tour nord devant l’imminence de son effondrement.

De fait, à 10h28, 102 minutes après le crash du vol 11 dans son flanc nord, le WTC1, 110 étages de verre, d’acier et de béton, s’écroule comme un château de cartes. Je n’oublierai jamais le bruit tellement plus délicat que le fracas qu’on nous aurait servi si ça avait été un film de fiction.

À 10h28, 102 minutes après le crash du vol 11 dans son flanc nord, le WTC1, 110 étages de verre, d’acier et de béton, s’écroule comme un château de cartes. Images: Archives Radio-Canada

Pierre Craig me redonne la parole, et là où Dan Rather a été sans mot sur CBS, moi, je ne suis pas arrêtable.

«Claude: C’est apocalyptique, Pierre. Horrible de voir ça tomber. C’est le pire spectacle que j’ai vu de ma vie. Les gens sont horrifiés. Les gens pleurent. C’est à peine possible. On ne pouvait pas s’imaginer que des constructions semblables puissent s’effondrer comme un château de cartes. Écoutez, dans le bas de la ville, ça doit être effrayant. C’est une structure immense qui fait deux fois 110 étages et qui s’écroulent une par-dessus l’autre. C’est effrayant. Effrayant.

«Pierre Craig: Claude, est-ce qu’on avait pu évacuer le périmètre?

«Claude: Je ne peux pas vous dire parce que je ne suis pas assez près et sincèrement, je vous dirais que je n’ai pas envie d’approcher beaucoup plus. C’est effrayant, au bout de la rue Broadway, c’est l’apocalypse.

«Pierre Craig: Comment les gens réagissent autour de vous?

«Claude: Les gens sont soit hagards, les gens pleurent, ils se prennent la tête à deux mains. Les gens sont consternés. Et moi, je m’excuse de réagir un peu fortement, il y a des gens plus flegmatiques que moi, c’est ma nature… Euh… Le ciel de New York ne sera plus pareil, je peux vous le dire. Ces deux tours qui étaient là au bout de la rue trônaient fièrement depuis la fin des années 60, et qui ne sont plus là, on ne pouvait jamais imaginer ça. Autour du World Trade Center, ça doit être l’enfer. Vous me demandiez s’il y a des blessés, des morts, je crains que ce soit l’hécatombe avec le nombre de services de secours qui étaient sur place.»

Dans l’instant suivant l’effondrement de la deuxième tour, l’horizon est bouché par un nuage de fumée et de poussière, mais au-dessus de nos têtes, le ciel demeure d’un bleu insolent. Le concert assourdissant des sirènes qu’on entend depuis 8h46 fait place à un silence de mort. L’abattement est généralisé. La consternation, totale. La foule se disperse à la queue leu leu, comme les colonnes de réfugiés qui fuient leur ville en ruine dans les images de pays en guerre. Il n’est que 10h30, en ce 11 septembre. La dernière heure quarante-cinq a été d’une intensité inégalée. Je viens de vivre un moment historique avec le peuple de New York. J’ai alors l’impression que je fais partie des leurs pour toujours. Une solidarité que je ressens encore 20 ans plus tard. Rencontrer quelqu’un qui était à New York le 11 septembre 2001, c’est comme rencontrer un frère.

Au cours de cette journée fatidique, je ferai, dans la rue, en studio et depuis le toit des bureaux de Radio-Canada à New York, angle 48e Rue et 3e Avenue, près d’une quinzaine d’interventions d’une durée moyenne de cinq minutes chacune dans les émissions spéciales qui s’enchaînent, répondant aux questions de Christine Fournier, Pierre Craig, Bernard Derome, Raymond Saint-Pierre, Pascale Nadeau, Stéphan Bureau, qui se relaient à l’antenne.

J’ai tant de choses à leur dire, comme décrire la discipline et le calme des milliers de travailleurs new-yorkais qui envahissent les rues pour retourner à pied chez eux, et l’ampleur des problèmes que cette mégalopole va devoir traverser dans les mois à venir avec la destruction d’une partie névralgique du métro de New York et du réseau PATH (Port Authority Trans Hudson). Le cœur de New York est touché, mais il faut aussi dire que toute la planète en subira les contrecoups, le secteur touché abritant notamment la Bourse de référence et de nombreux sièges sociaux de grandes institutions financières internationales, comme American Express, qui a ses bureaux à côté du WTC, une zone qu’on baptisera Ground Zero. Je m’étonne également du peu d’activité devant les hôpitaux qui se trouvent sur mon chemin. Dans les faits, il n’y aura pas tant de blessés et la pénurie de sang qu’on redoutait ne s’est pas concrétisée. En après-midi, je peux communiquer au moins une demi-bonne nouvelle: le premier ministre Bernard Landry annule l’événement Québec-New York, mais au moins tous les Québécois qui étaient déjà en ville sont sains et saufs. Le lendemain, 12 septembre, je ferai un reportage sur ce qu’ils devaient offrir aux New-Yorkais et leur rapatriement au Québec.

Pour l’anecdote, quand j’apparais à la caméra pour la première fois à 17h, je suis vêtu d’un t-shirt blanc. C’est tout ce qu’il me restait de propre à me mettre sur le dos au sixième jour d’un voyage qui devait en durer trois. Je garde précieusement dans mes archives les vêtements que je portais ce 11 septembre.

Je garde précieusement dans mes archives les vêtements que je portais ce 11 septembre. Photo: Claude Deschênes

Quand je suis revenu à la maison, le jeudi 13 septembre, plein de messages m’attendaient, dont celui de ma chère mère, daté du 11 septembre, dans lequel elle m’a entre autres écrit ceci: «Malgré l’apocalypse, je te trouvais chanceux de vivre cette expérience unique dans ta carrière, lâche pas mon grand.» Elle avait bien raison, malgré l’horreur dont nous avons tous été témoin ce jour-là, je me considère, en tout respect pour les victimes, chanceux d’avoir été sur place pour en témoigner en direct ce jour-là, et chaque fois qu’on me le demande depuis 20 ans.

À voir!

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