La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

L’effet Neige Sinno touche le Québec

Entrevue de Claudia Larochelle avec Neige Sinno, l’écrivaine primée qui a dénoncé son agresseur dans une œuvre épatante intitulée Triste tigre.



L’écrivaine Neige Sinno, gagnante du prestigieux prix littéraire Femina et du Goncourt des lycéens, ne s’amène pas chez nous dans l’anonymat. Déjà, à sa parution, nos médias parlaient de son récit-choc, Triste tigre (P.O.L), sur les violences sexuelles subies par l’auteure dans l’enfance aux mains de son ex-beau-père. Mais depuis son passage sur le plateau de Tout le monde en parle, le 19 novembre dernier, le lendemain de son arrivée en sol québécois, elle marque les esprits. Au Salon du livre de Montréal, qui l’accueille jusqu’au 26 novembre, elle figure parmi les présences les plus convoitées. Ça tombe d’ailleurs en plein dans la 8e Grande semaine des tout-petits, qui vise à réfléchir collectivement à travers la province sur la petite enfance et son bien-être.

Cet événement annuel, Neige Sinno ne le connaissait pas, bien que sa tenue la réjouisse au plus haut point quand on considère, entre autres, qu’il y a environ une personne sur dix qui a été abusée dans son enfance. Une donnée française sur laquelle elle insistera souvent durant notre entretien. L’écrivaine dans la quarantaine s’est intéressée de près aux travaux de la Commission indépendante française sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), dont le rapport final a été rendu public le 20 novembre.

Sans son témoignage et celui de plusieurs autres, cette conscientisation n’aurait peut-être jamais vu le jour. N’est-ce pas là une preuve irréfutable que les pouvoirs de la littérature, une fois de plus, vont au-delà du simple divertissement? Triste tigre en fait la démonstration à travers les mots justes et percutants de celle qui décrit son vécu de victime dans une forme hors de l’ordinaire, en proposant une autre manière d’observer la culture de l’inceste. Par sa force de frappe inébranlable, ses qualités de fil-de-fériste sur un fil aussi mince que celui qui surplombe le sujet encore hyper tabou, elle contribue à percer la chape de plomb qui étouffe, hélas encore!, la parole des victimes d’inceste, ici comme ailleurs.

Claudia Larochelle et Neige Sinno.

Claudia Larochelle: Neige, j’espère ne pas me faire trop d’espoir, mais j’ai l’impression que la force des mots, les vôtres, et ceux d’autres avant vous qui ont eu le courage et l’audace d’écrire sur le sujet, ainsi que les perceptions en regard des victimes sont sur le point de changer.

Neige Sinno: La Commission indépendante française sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) a donné beaucoup d’importance à l’art et à la littérature. Dans l’idée d’éclairer, d’incarner et pour qu’on perçoive enfin la complexité de façon plus fine. On a tellement vu comment le silence nous rattrape, j’ai aussi cet espoir que quelque chose est en train de changer globalement, la certitude par rapport aux gens de ma génération que l’enfance est un sujet majeur. J’espère que ça ne sera pas recouvert par du silence à nouveau…

C.L.: Je ne crois pas. On dirait que les portes s’ouvrent grâce ou à travers la littérature, tout en reconnaissant enfin celles et ceux qui avant ont aussi écrit sur le sujet, et non sans embûches… Vous convoquez d’ailleurs vous-même beaucoup de vos prédécesseures dans votre livre.

N.S.: Oui, c’est pour ça que je me suis dit que je devais lire Christine Angot, par exemple, que je n’ai pas beaucoup lue parce que je trouvais ça difficile émotivement. J’ai lu Le voyage dans l’est. Quand je pense à Angot, je pense aussi à toutes les claques qu’elle a prises, des claques qu’on ne va pas me donner à moi. Il faut honorer l’héritage de celles avant nous en rappelant les écrivaines comme Annie Ernaux, l’Américaine Dorothy Allison, et tellement d’autres. Il y a aussi Éva Thomas, qui est la première victime d’inceste à avoir témoigné en France à visage découvert, en 1986. Elle continue son combat!

C.L.: Vous venez d’arriver chez nous avec Triste tigre, qui fait beaucoup jaser. Comment voyez-vous l’accueil québécois, où des livres ont déjà fait grand bruit sur le sujet, je pense entre autres au récent titre Chienne de Marie-Pier Lafontaine, que vous avez lu, je crois?

N.S.: Chienne, oui, bien sûr! J’ai aussi rencontré des gens lors d’une rencontre avant le Salon à la librairie Gallimard. J’ai bien vu la teneur de la conversation, j’ai compris que le sujet n’était pas nouveau chez vous… Je ne connais pas totalement la littérature québécoise, mais quand même un peu. En écrivant, je cherchais des statistiques, je n’ai pas voulu lire trop de textes de spécialistes, je voulais l’écrire comme il venait, mais au moins je voulais prendre connaissance de données, de références et je me suis rendu compte que beaucoup de textes que je trouvais provenaient de chez vous. Au Québec, beaucoup d’avancements ont été faits par rapport à d’autres endroits…

C.L.: En plus du Femina, vous venez aussi de remporter le Goncourt des lycéens. Toutes mes félicitations, ce n’est pas banal! Ça en dit aussi long sur le futur, l’ouverture des plus jeunes générations, il me semble.

N.S.: Oui, ça me fait plaisir, ça, et ça m’a permis de rencontrer des lycéens. C’est une autre génération, ils pensent différemment de nous, tout en étant aussi intelligents que nous et que les autres générations d’avant. Qu’ils aient si bien reçu mon livre me touche beaucoup. J’ai beaucoup d’estime pour cette génération qui a pris le COVID, les réseaux sociaux, le capitalisme, la crise écologique… J’ai enseigné à ces jeunes adultes de 18-20 ans qui cherchent leur place dans la vie. Je les vois comme des gens qui se posent des questions profondes.

C.L.: Et pourtant, malgré cet engouement, votre livre a été interdit dans certaines écoles en France…

N.S.: C’est presque l’accès à la connaissance qui est compromis ici. La littérature, même si c’est de la fiction, c’est du savoir et ça devient un enjeu de pouvoir. Censurer un livre, c’est reconnaître qu’il contient quelque chose qui pourrait être dangereux. C’est presque reconnaître le pouvoir de la littérature que de vouloir interdire la lecture d’un livre. Qu’il y ait un débat autour de ça, c’est plus intéressant que l’indifférence complète.

C.L.: Maintenant, après le constat que votre histoire est reçue de la sorte, le doute vous tenaille-t-il encore?

N.S.: C’est curieux, la question du doute… J’ai voulu être autocritique, ne pas donner mon avis, remettre en question, chercher la complexité, car je n’ai tellement pas envie d’affirmer des choses fausses. Du coup, l’énergie qu’il y a dans ce livre, c’est justement celle de poser des questions sans y répondre. Parfois, il y a des gens frustrés que je n’apporte pas de réponse, mais ce n’est pas ma place dans ce livre-là. La littérature n’est pas là pour donner des réponses. Une fois que j’ai compris que publier ce texte, c’était aussi participer à un débat de société sur les violences faites aux enfants, je me suis dit que je pouvais le faire, que j’étais solide.

C.L.: Puis il y a eu le père de votre fille, avec qui vous êtes toujours et qui a fait une différence, non?

N.S.: Oh, oui. Quand je dis que je suis solide, je pense à lui. J’avais mis beaucoup d’ardeur longtemps au travail, car je ne pouvais pas gagner ma vie jusqu’à maintenant en écrivant seulement. J’enseignais donc à la fac en littérature. En 2016, on a pris la décision tous les deux que c’est lui qui rapporterait l’argent pour me permettre d’écrire. Donc, je n’enseigne plus. Il faut être soutenu, je le suis, et lui, il est fier de tout ce que j’accomplis, il me soutient.

C.L.: Vous avez une fille de 12 ans. J’ai aussi deux enfants en bas âge. Je me demande, comme d’autres sûrement, comment on parle de ces abus à nos petits?

N.S.: J’avais lu des choses de Muriel Salmona, qui a beaucoup travaillé sur les amnésies traumatiques et qui a fait partie de la Commission. Elle disait que l’enfant victime d’abus consacre toute son énergie à ce que personne ne sache ce qui lui arrive, alors qu’il souhaite au fond de lui que quelqu’un s’en rende compte. C’est contradictoire. Clairement, il faut qu’une perche soit tendue, qu’un adulte demande à l’enfant s’il va bien, si quelqu’un lui fait du mal. Il faut mettre des mots avec bienveillance. Alors là, oui, ça peut arriver. Pourtant, j’ai été en compagnie d’adultes bienveillants… Une amie d’enfance est venue me voir pour me dire qu’elle se sentait mal de n’avoir rien vu. Ça fait partie de la violence qui nous est faite. À la victime, mais aussi au reste de la société. On nous oblige à garder le silence. Je n’ai pas de solution, mais j’ai confiance en ce que fera la Commission. Son but est justement de donner des clefs à nous tous qui voulons être des adultes protecteurs.

C.L.: Votre mère, qui a longtemps vécu avec votre agresseur, vous a finalement accompagnée dans le processus de dénonciation. Je trouve que la question de son rôle est fondamentale dans votre texte.

N.S.: J’ai essayé de montrer la complexité de sa posture. Je suis mère maintenant, mais, vous savez, même si je n’avais pas d’enfant, je pense que je serais «mère», d’une certaine façon. J’ai tenté de décortiquer les mécanismes qui me permettent de comprendre ce qui est arrivé dans son cas. J’essaie de voir ça un peu de l’extérieur. C’est un problème un peu particulier dans ses configurations. Il existe cette forme de colère sociale qui accuse très souvent les mères, comme si elles étaient les seules protectrices des enfants. Je voulais interroger ça aussi, car ça me semble un peu une injustice. Moi-même, j’ai dirigé ma colère vers ma mère.

C.L.: Croyez-vous que vous seriez devenue écrivaine si rien de tout cela ne vous était arrivé?

N.S.: Oui, j’aurais écrit. Je ne pense pas que l’écriture vienne de la blessure, l’écriture chez moi procède de la lecture. En tous cas, le désir d’écrire. Comme beaucoup d’écrivains, on aime lire quand on est enfant. On sait que c’est ce qu’il y a de plus important à l’intérieur de nous. La lecture non plus ne vient pas d’une blessure, c’est que de la joie. Par contre, le livre est particulier par rapport à d’autres médiums. Il est écrit par une seule personne, qui se confronte à cette solitude fondamentale, à cette possibilité de faire des ponts et de, peut-être, on l’espère toujours, trouver comment se rendre jusqu’aux autres.

Neige Sinno au Salon du livre de Montréal au Palais des Congrès:

  • Vendredi 24 novembre à 19h30 – grand entretien animé par Claudia Larochelle
  • Samedi 25 novembre à 12h45 – entrevue en compagnie de Marilyse Hamelin et Léa Clermont-Dion animée par Lynda Dion
  • Samedi 25 novembre à 18h30 – entrevue avec Pierric Bailly et Frédéric Boyer à la Librairie du Square à Outremont
  • En dédicaces du jeudi 23 novembre au samedi 26 novembre. Consultez le site du Salon du livre de Montréal pour l'horaire.