La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

L’envol sans parachute des femmes d’autorité

Je n’apprendrai rien à personne en affirmant que dans la sphère privée ou professionnelle, la posture d’autorité des hommes passe mieux que celle des femmes. Je veux dire par là qu’elle semble plus naturelle, moins suspecte ou symptomatique d’un mal sournois. Si vous poursuivez la lecture de cette chronique, c’est à tort que vous penserez peut-être au cas de la lectrice de nouvelles Pascale Nadeau, dont l’annonce par Radio-Canada de son départ à la retraite se fait sur fond de controverse. Je ne possède pas suffisamment d’informations sur l’affaire pour la commenter, mais elle m’a fait réaliser à quel point la posture d’autorité féminine créait problème. Encore.



Quoi qu’il ait pu se passer dans la carrière de cette crédible travailleuse de l’information que je ne connais que pour lui avoir adressé quelques mots ici et là dans la salle de rédaction de la grande tour, cette désolante histoire m’a plutôt rappelé à quel point c’est toujours sans parachute que les femmes «de pouvoir» perdent pied par mauvais temps en altitude, qu’elles soient coupables ou non des gestes reprochés.

Pour avoir été personnellement victime d’abus de pouvoir dans mes jeunes années dans la salle de rédaction du Journal de Montréal, je ne cautionnerai jamais les emportements démesurés de supérieurs hiérarchiques à l’endroit d’employés. Quelque douze années plus tard, j’en fais encore des cauchemars certaines nuits en revoyant des scènes qu’aujourd’hui je dénoncerais avec plus de vigueur, alors que régnait en ces temps anciens une quasi «normalisation» de tels comportements de «gars de taverne»: sans gants blancs, pas de classe, à la va comme j’te pousse, avec quelques sacres en prime. Anecdote dont je ne réussis même pas encore à trop en rire: on m’a déjà poursuivie au pas de course jusqu’au petit coin pour me rappeler d’appeler un intervenant pour un article…

Mes enfants ne risquent pas de connaître ce type d’outrages, mes jeunes collègues non plus, alors qu’ils sont à un clic d’ouvrir la boîte de Pandore en ligne pour que s’embrase la réputation de l’entreprise pour laquelle ils travaillent. «Dans mon temps», les réseaux sociaux ne servaient qu’à mettre nos photos de party et de voyages non filtrées ou retouchées, qui étaient d’ailleurs passées au peigne fin par les employeurs désireux de nous prendre les «culottes à terre». Les jobs se faisaient plus rares. En journalisme, le manque d’emploi engendrait bien des abus dont plusieurs de mes anciens collègues en gardent des blessures indélébiles. Le gros bout du bâton, ce n’est plus l’employeur qui l’a… Généralement, les plaintes sont davantage prises au sérieux de nos jours, les personnes concernées rencontrées sur-le-champ.

Parmi ces «personnes rencontrées», je me demande si on ne «dégaine» pas plus vite les reproches et punitions quand des comportements jugés toxiques proviennent de femmes plutôt que d’hommes. Comme si la femme était toujours celle qui succombait à l’hystérie ou à la crise de nerfs – c’est connu – et que l’homme, lui, était assujetti à sa nature batailleuse et impulsive. Rien de plus naturel chez lui donc… En somme, est-ce possible qu’on tente plus rapidement de se débarrasser d’une femme «déplacée» dans l’exercice de son autorité que d’un homme pouvant parfois bénéficier de plus d’avertissements avant de connaître pareil sort? Je pose la question.

Parmi ces «personnes rencontrées», je me demande si on ne «dégaine» pas plus vite les reproches et punitions quand des comportements jugés toxiques proviennent de femmes plutôt que d’hommes. Photo: Radio-Canada, Facebook Maison Saint-Gabriel, musée et site historique

On connaît la ritournelle: quand elle s’emporte, la femme est timbrée. Quand il s’emporte, l’homme est bouillant. La femme est arrogante, l’homme est sûr de lui. La femme est agressive, l’homme est compétitif. En voulez-vous d’autres? «Mais je me demande s’il n’y a pas, parfois, peut-être, sous ces accusations, l’aveu d’une difficulté à composer avec des femmes "de pouvoir"? Que quand une femme lève le ton, elle est rapidement considérée toxique. Que quand une femme est exigeante au travail, on l’accuse rapidement de harcèlement. Alors que le même comportement, de la part d’un homme, risque plutôt d’être perçu comme une manifestation de sa compétence. Sans tout confondre, je me dis qu’il faut réfléchir aux stéréotypes de genre qui s’accrochent, qui insistent, voire dont on se sert pour tasser, encore une fois, une certaine portion de l’humanité», écrivait sur sa page Facebook l’auteure et professeure Martine Delvaux. Ainsi, les femmes peinent toujours à faire respecter leur autorité quand elles essaient de prendre place au milieu du boys club et de dénoncer son règne.

Les travaux de psychologie cognitive et sociale ont bien montré que la manière dont une personne perçoit le statut ou le rang de quelqu’un est influencée par le genre, tant celui de l’observé que de l’observateur. «Il y a un "facteur confondant" entre genre et statut: il y a une sorte d’analogie spontanée entre masculinité et statut élevé, et féminité et subordination. On trouvera plus facilement congruente une situation où un homme est identifié comme leader. Quand on met les participants devant une femme au statut élevé, ils réagissent avec des affects plus négatifs que devant un homme au statut élevé; idem pour la dominance, pour l’autorité… Chaque fois que des variables liées à la hiérarchie sont associées à un homme, elles sont mieux perçues que lorsqu’elles sont associées à une femme», publiait récemment Sciences pour tous, le site de diffusion des savoirs de l’université Claude Bernard Lyon 1.

Pour en revenir à Simone

Je vais me faire l’avocate du diable: sans banaliser aucunement ce qu’on lui reproche, quand elle «pète les plombs», la femme en position d’autorité le fait-elle de la même manière qu’un homme en pareilles circonstances?

Mon amie, l’auteure et scénariste India Desjardins, qui vient de publier l’essai Mister Big ou la glorification des amours toxiques, notait ceci à ce sujet sur sa page Facebook: «Je sais que parfois, pour faire ma place dans le monde du travail, j’ai pu être tranchante. Parfois, je repense à des choses que j’ai pu dire en me disant: "Ce n’était pas moi… Ce n’est pas moi." Je me remets en question. Je me demande si, pour être crue, respectée, ou même simplement écoutée, on développe certains réflexes qui peuvent effectivement sembler intransigeants. Puis, je me suis souvenue d’un extrait du Deuxième Sexe, de Simone de Beauvoir. […] "La femme doit sans cesse conquérir une confiance qui ne lui est pas d’abord accordée: au départ, elle est suspecte, il faut qu’elle fasse ses preuves. Si elle a de la valeur, elle les fera, affirme-t-on. Mais la valeur n’est pas une essence donnée: c’est l’aboutissement d’un heureux développement. Le complexe d’infériorité initial amène, comme c’est ordinairement le cas, une réaction de défense qui est une affectation exagérée d’autorité. La plupart des femmes médecins, par exemple, en ont trop ou trop peu. Si elles demeurent naturelles, elles n’intimident pas (…). Le malade sera déçu par des conseils donnés avec simplicité; consciente de ce fait, la doctoresse prend une voix grave, un ton tranchant; mais alors elle n’a pas la ronde bonhomie qui séduit chez le médecin sûr de lui. L’homme a l’habitude de s’imposer; ses clients croient à sa compétence; il peut se laisser aller; il impressionne à coup sûr. La femme n’inspire pas le même sentiment de sécurité; elle se guide, elle en remet, elle en fait trop. En affaires, dans les administrations, elle se montre scrupuleuse, tatillonne et facilement agressive. Comme dans ses études, elle manque de désinvolture, d’envolée, d’audace. Pour arriver, elle se crispe. Son action est une suite de défis et d’affirmations abstraites d’elle-même. C’est le plus grand défaut qu’engendre le manque d’assurance: le sujet ne peut s’oublier. Il ne vise pas généreusement un but: il cherche à donner des preuves de la valeur qu’on lui réclame."»

De grâce, ne perdons pas de vue que les hommes accaparent les postes d’autorité depuis des millénaires, que beaucoup ont utilisé leur pouvoir patriarcal de n’importe quelle manière, parfois en asservissant les femmes et en les excluant des responsabilités.

Je suis consciente que nous faisons face à une période de changements des mentalités, que tout le monde en bénéficiera et qu’il faut se réajuster – et pas que les hommes – devant la nature de quelques-uns de nos comportements périmés. Les perceptions de l’exercice d’autorité et du pouvoir chez les femmes méritent d’être révisées. Tout le monde gagnera en acceptant de manière plus naturelle la pluralité des types de rôles dans lesquels les femmes évoluent sur le marché du travail. Sentiments d’imposture, d’illégitimité, impressions de devoir prouver quelque chose à quelqu’un pour prendre une place convoitée… Rien de tel pour créer un chaos déjà omniprésent et anxiogène.