Le mot en R
Une collègue écrivait récemment sur Twitter qu’elle trouvait qu’on ne parlait pas assez du mot en A. Ça m’a fait sourire, d’abord à cause de la référence à on-sait-quoi, et ensuite en me rappelant que oui, l’amour avait la vie dure, oublié par la méfiance, le cynisme, notre altérité embrouillée par l’obsession du quant-à-soi: ma sécurité, mes petits plaisirs, mon toit, ma cour, ma bulle. Ce n’est pas un blâme, loin de là. Je ne suis pas plus vertueuse, mettons, et la pandémie semble avoir accentué l’individualisme de plusieurs, résignés au confinement. J’ai eu envie de répondre à cette collègue que le mot en R, comme dans «respect», était tout autant mis au rencart depuis belle lurette, hélas.
Avec, récemment, la mort du chanteur Michel Louvain, de l’anthropologue et grand humaniste Serge Bouchard, le départ à la retraite de la chancelière allemande Angela Merkel, le décès de José Mailhot, une autre anthropologue, moins connue que Bouchard, mais pas moins signifiante, tous des êtres appréciés et admirés chacun à leur façon, j’en suis venue à la réflexion que s’ils comptaient autant socialement, c’est beaucoup pour le respect qu’ils avaient mis à l’avant-plan tout au long de leur vie: respect de l’autre, des différences, des minorités, des cultures, des femmes, des jeunes, des anciens, des marginaux, des périphériques, des boomers, des millénariaux, etc.
Favoriser cette valeur de respect passe beaucoup par la valorisation et la démocratisation des prises de parole, entre autres via des essais éclairants; fidèles témoignages de leur époque, à la fois lucides et singuliers, mais ô combien accessibles à tous, et non pas destinés qu’à quelques initiés. Le respect, c’est aussi ne pas être prétentieux, ne pas prendre ses concitoyens de haut avec des pensées hermétiques et théoriques.
«Nous sommes dignes de respect, écrit la politologue française Agathe Cagé dans son récent essai Respect! (éd. Équateurs). Pourquoi alors ne sommes-nous pas respectés, ni par les politiques, ni par les médias, ni par le reste de la société? Pourquoi vivons-nous enfermés dans le manque de considération systématique des uns envers les autres? […] Nous avons perdu le sens de l’humanité, trop fiers des prouesses technologiques qui permettent d’effacer partout le contact humain […] Nous ne pouvons nous construire que par le regard des autres; il n’y a ni estime de soi ni respect de soi possible sans reconnaissance sociale.» Chacun doit pouvoir se dire qu’il est important, et ces marques de respect passent par des décisions politiques certes, mais sont en partie initiées par chacun d’entre nous à travers nos décisions au quotidien, l’attention qu’on décide de porter ou pas à l’endroit de personnes ou d’événements.
Le courage du risque
En suivant cette réflexion de Agathe Cagé, brillamment déclinée sur 170 pages, en guise d’exemple, j’ajouterais que le respect, c’est aussi s’indigner que des artistes – mon jupon d’écrivaine dépasse – aient dû abandonner leur carrière, faute de filet social, s’indigner des salaires honteux de nos éducatrices et éducateurs en garderie et de nos enseignantes et enseignants, du manque criant de profondeur dans nos plus importants médias obsédés par les quinze mêmes personnalités vedettarisées, beaucoup d’humoristes joyeux capables de tout, tout, tout faire, semble-t-il…
Le respect, c’est oser aller vers l’inconnu, lui tendre la main ou le micro, élever le discours, se dire qu’on mérite mieux que de brouter le même herbage au ras des pâquerettes, c’est regarder aussi ceux qui restent dans nos angles morts, penser à ce qu’on peut faire pour les mettre dans la lumière. «Le véritable respect connaît le courage du risque», écrivait la méconnue romancière franco-ontarienne Thérèse Tardif dans son Désespoir de vieille fille.
Le comédien et artiste multidisciplinaire François Grisé s’est quant à lui attardé sur le respect des gens du troisième âge à travers Tout inclus, une formidable pièce de théâtre documentaire en deux parties inspirée par l’arrivée de ses propres parents dans une résidence pour aînés. L’affaire extraordinaire dans son projet, c’est qu’il s’est même organisé pour passer un mois dans un de ces lieux pour s’imprégner le plus possible de l’atmosphère, donner une voix juste aux anonymes. «Pis toute notre vie, on dit: "Moi, j’pourrais jamais vivre dans une maison de vieux." Pis le Québec est plein de résidences pour aînés remplies de gens qui ont dit: "Moi, j’pourrais jamais vivre dans une maison de vieux", mais qui vivent là», lit-on entre autres phrases percutantes. Si le premier volet de sa création a été joué au Théâtre La Licorne à l’automne 2019, le texte est désormais disponible chez Atelier 10.
Autre prise de parole intéressante apparue ce printemps au rayon des essais québécois, Prendre parole – Lettres de la (plus si jeune) relève journalistique (éd. Somme toute), sous la direction de Marie-Ève Martel et Gabrielle Lessard-Lecours, comprend les réflexions de sept membres de la «relève» journalistique au sujet du futur des médias. Ne serait-ce que de savoir qu’il existe bel et bien une nouvelle génération engagée pour la survie et l’amélioration continuelle de la profession me rassure au plus haut point, ayant parfois douté, je m’en confesse, de l’avenir de ma profession malmenée par le peu d’estime et de reconnaissance populaire, les fausses nouvelles, la course aux clics, le déclin des couvertures internationales, les imposteurs, etc. J’ai tendance à ne pas résister à leurs manifestations d’espoir. Surtout si bien écrites. Je m’incline avec R-E-S-P-E-C-T, en chantant la légendaire toune d’Aretha Franklin. Un mot d’ailleurs aussi bon pour les francophones que pour les anglophones. Tiens, tiens.