La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

Ça se fabrique comment, des Serge Bouchard?

J’avais le béguin pour Serge Bouchard.



Un réel béguin. Appelez ça un «crush», une attirance sentimentale, qu’importe, mon cœur s’emballait quand je le voyais, que je l’écoutais. Si je savais que j’allais le croiser ou l’interviewer, je voulais être à mon top, lui plaire. Je suis une sapiosexuelle après tout et le Mammouth ne laissait pas les êtres de cette espèce impassibles.

J’aimais entendre les inflexions de sa voix caverneuse, le soir, au coucher, ses livres audio plein les oreilles. Ça me changeait des true crimes. Sa parole était limpide aussi, ce n’était pas hermétique ou chargé de phrases inutilement alambiquées, il me laissait même croire que j’avais une certaine intelligence. Il n’y a rien de plus turn off qu’un homme qui donne l’impression à une femme qu’il lui est supérieur, surtout s’il est plus âgé qu’elle. Serge Bouchard, contrairement à d’autres hommes de son savoir et de sa prestance – j’en croise pas mal depuis 20 ans dans mon univers professionnel –, ne mansplainait pas. Alléluia.

J’aimais bien sûr sa culture générale, son humour, sa capacité à être élégant et faire «gars de truck» en même temps, son côté ours et mec assumé, sa virile sensibilité. Ah, ça, ça me rend gaga sans bon sens. J’aimais quand il parlait de ses peurs, ses failles, ses échecs, ses amis comme Jean-Philippe Pleau, avec qui il coanimait C’est fou sur ICI Première. En ondes, j’aimais qu’il ne veuille pas prendre toute la place, briller plus, faire son monsieur qui a vu neiger, lui. Avec raison, il témoignait à l’endroit de Jean-Philippe une précieuse considération.

Là où le Mammouth gagnait la palme d’or des «hommes à marier», c’est quand il parlait de son premier grand amour, sa Ginette, décédée trop tôt d’un cancer, puis, enfin, de Marie-Christine Lévesque, décédée quelques mois avant lui d’une tumeur au cerveau. Tout l’amour du monde entier était regroupé dans ces odes aux femmes de sa vie disparues avant lui. Il les mettait à l’avant-plan aussi, les encourageait, admirait leur intelligence vive. Elles n’étaient pas «dans l’ombre de…» ou «derrière le grand homme», elles étaient – ou avaient été – là, omniprésentes, incandescentes, zéro menaçantes, parce qu’il n’y a que les hommes médiocres qui se sentent menacés par des femmes brillantes.

Je racontais hier à une Marie-Louise Arsenault attristée comme moi, et qui l’avait accueilli souvent à son émission Plus on est de fous plus on lit sur ICI Première, que ce qui exacerbe le plus mon chagrin, c’est que j’ai l’impression qu’avec sa mort, on a «cassé le moule», je veux dire par là qu’il n’y en aura plus des comme lui. Ça se fabrique comment, des Serge Bouchard? Elle est où, l’usine?

J’espère que ses textes, documents, recherches, émissions continueront d’être enseignés, partagés au plus large public qui soit, que ça contribuera à forger d’autres caractères bouchardiens. Il parlait à tout le monde, Serge Bouchard, et pas qu’à une poignée d’intellectuels et d’universitaires formés pour absorber des théories plus complexes. Je ne crois pas que comme société, présentement, nous ayons les moyens de nous priver de son héritage. Pas avec ce racisme, ces radicalisations, cette haine en ligne, nos errances... Même les joueurs du Canadien, qu’il a regardé jusqu’à la fin, semble-t-il, pourraient faire un peu de millage entre deux pratiques avec lui dans leurs oreilles. En français, s’il vous plaît. La moindre des choses serait de s’en inspirer pour «s’emmieuter», tenter de refaire le moule. Ouf, il n’y en aura pas de facile.

C’était mon humble déclaration d’amour à son endroit. Je sais, je ne suis pas tellement raisonnable, j’ai l’âge d’être sa fille, mais les géants n’ont pas d’âge, encore moins celui de mourir.

Je souhaite que sa route soit douce à bord de son camion ailé. Mes sincères sympathies à ses proches.