La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

Estee, réveille-toi!

Estee Williams, «tradwife» américaine qui prône le retour aux rôles traditionnels des époux au sein du mariage, est l’alarme qui rappelle de ne jamais baisser la garde. Jamais.



Olympe, Simone, Benoîte, Virginia, Idola, Thérèse et mes grands-mères n’ont pas vu passer Estee. Ça ferait trop de tombes à bouger en même temps au cimetière. Je l’ai vue, moi. Et ma mère aussi. Ma fille abonnée la verra-t-elle? Heureusement, c’est en anglais, elle ne comprendra donc à peu près rien aux paroles délirantes d’Estee Williams, caricature de la «parfaite épouse» des années 1950, bien installée aux fourneaux à attendre son beau mari tout en muscles, ruisselant de sueur post-travail. Mais attendez! Est-ce juste une caricature d’un temps révolu, sorte de préparation au poisson d’avril printanier? Non. «That’s real», dirait la jeune madame au foyer, une vingtenaire de Richmond, en Virginie, qui fait sur son compte TikTok et ses autres réseaux sociaux fort suivis l’apologie de l’épouse traditionnelle. Elle a même été reçue à la populaire émission The Morning Show, sous le regard un brin stupéfait – mais pas assez – des animateurs.

Son mantra: le retour aux rôles traditionnels des époux au sein du mariage, donc de l’épouse qui lave, frotte, refrotte, cuisine, élève les enfants. Toujours dans des robes kitsch décolletées, que son mari choisit lui-même (oui, oui), impeccablement coiffée à la Marilyn, parce que son mari aime ça ainsi aussi.

Que la jeune conservatrice trippe à jouer bobonne, correct, ça la regarde, qu’elle choisisse de rester à la maison plutôt que de travailler dans son champ d’études en météorologie pour différentes raisons et qu’elle puisse se le permettre financièrement aussi, ça la regarde, mais qu’elle soit suivie par des milliers de jeunes l’écoutant raconter des inepties comme les plaisirs de l’obéissance conjugale, ça m’écœure. Son argument majeur pour plier l’échine: la charge devenue insupportable sur les épaules des femmes au sein du monde moderne.

 

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D’abord, partager et diviser les tâches de tout un chacun dans le couple est un travail de société qui doit faire partie des politiques et des codes du travail. Ça n’a pas à être remis en question par une jeune qui pense détenir la vérité sans aucune considération pour le chemin parcouru par les battantes avant elle. Comme si, elle, elle était née de la dernière pluie acide, dirait justement ma grand-mère.

Ensuite, ça me choque, parce que je sais tout ce que ça a coûté à nos aïeules de ne pas avoir le choix, d’être «pognées» dans une vie qu’elles ne pouvaient pas choisir, elles. On les a vues prisonnières dans leur maison, puis fières et admiratives de l’indépendance financière et psychologique de leurs filles, un peu plus libres elles-mêmes par procuration. Comme si elles se disaient qu’enfin, on y était, qu’on penchait plus du bord de l’espoir que du patriarcat et de l’insupportable mononclitude. Parce qu’avec un taux aussi élevé de féminicides, des inégalités à n’en plus finir, une pauvreté accrue des femmes, la manière dont elles sont encore traitées, à commencer par les plus vulnérables, plusieurs issues de l’immigration qui peinent à connaître et faire respecter leurs droits, nous ne sommes pas rendues. Même #moiaussi ne nous y a pas menées encore.

Mettons une affaire au clair, je n’aime pas briser la sororité, contrevenir à cette loi tacite de respecter chacune des miennes dans leurs valeurs, orientation, genre, mœurs, religion, codes moraux et éthiques, etc. Je m’y efforce, mais je trébuche parfois. Mea culpa. Or, cette fois, je me permets de me commettre envers «l’amnésique» qui a tiré la plogue sur de longues et acharnées années de féminisme empreintes de luttes parfois violentes, meurtrières même. Qu’elle soit l’exception des influenceuses à promouvoir cette pensée, OK. Or, la madame est suivie abondamment, on l’imagine, et ses propos sont ô combien plus graves que tout ce qui effraie ses copains ultraconservateurs qui dénoncent en censurant livres, propos ou événements traitant de transidentité, de masculinité toxique ou d’avortement. Ça n’a juste aucune commune mesure. Estee, réveille-toi!

Cette influenceuse est l’alarme qui rappelle de ne jamais baisser la garde. Jamais. Ça dérape en Iran, en Afghanistan et tout à côté de nous aussi, visiblement. On galère toutes à notre manière, il faut avancer dans la même direction en se serrant les coudes, pas en joignant les rangs d’une philosophie rétrograde sous prétexte que c’est plus simple. Plus simple, la soumission? Pfff. Si se tenir droite n’est pas pour nous, il faut au moins le faire pour demain. En ce 8 mars, j’aimerais que les fourneaux d’Estee brisent, que ses gâteaux collent, que sa mise en plis pogne dans le vent de la liberté.