La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

Des lectures à la rescousse au temps du tragique

Encore sous le choc, je ne trouvais pas de mots différents de tous ceux lus et entendus pour parler de la tragédie à la garderie Sainte-Rose de Laval. Je me suis donc tournée vers les livres, comme chaque fois quand les émotions doivent être nommées, éclairées ou accompagnées. Dans son discours d’ouverture comme président au Congrès littéraire international de Paris en 1878, Victor Hugo a dit: «La lumière est dans le livre. Ouvrez le livre tout grand. Laissez-le rayonner, laissez-le faire.» Je les ai choisis dans l’urgence, ils étaient à portée de main. Peut-être y verrez-vous comme moi quelque chose comme un début de réponse.



De toute façon, qui peut estimer détenir la vérité devant l’inexplicable? Aucun esprit sain n’oserait s’aventurer sur de telles avenues. À nous, donc, de tendre vers les lumières qui éclairent le mieux, à nos yeux, les recoins les plus sombres de notre époque.

Vivre avec nos morts – Petit traité de consolation

La rabbine française de Judaïsme en mouvement, Delphine Horvilleur, passe la majeure partie de sa vie à accompagner au quotidien mourants et endeuillés. Dans Vivre avec nos morts – Petit traité de consolation, best-seller paru chez Grasset en 2021, mais réédité en format de poche l’automne dernier, donc disponible pour une dizaine de dollars, si ses histoires et réflexions portent sur ses expériences dans ces fonctions essentielles, il s’en détache surtout un appel à une réconciliation avec «nos fantômes», notamment ceux de nos histoires personnelles, familiales ou collectives.

Les drames auxquels nous sommes témoins de près ou de loin restent en suspens de manière insidieuse sans qu’on en mesure trop les retombées. Horvilleur «fait avec» ce qui crée les chocs ou traumas concrets ou latents après les grands chaos. Son livre commence d’ailleurs en 2015, année des attentats terroristes en France, et apporte tout en nuances, avec érudition mais sans tomber dans l’hermétisme, des paroles qui s’étendent sur l’innommable comme un baume dans la reconnaissance qu’au milieu de la dévastation, il y a peut-être le soulagement de ne plus être totalement seuls, que la peur et l’incompréhension peuvent devenir partagées. Et si on commençait au moins par ça?

Le Sel de la vie

Autre livre porteur que j’ai acheté autant comme autant pour offrir en cadeau à des êtres chers, Le Sel de la vie (éd. Odile Jacob) de la grande anthropologue française Françoise Héritier, décédée en 2017, et dont j’encensais justement le travail récemment à l’émission Il restera toujours la culture animée par Émilie Perreault sur ICI Première dans la foulée de la parution de sa biographie par Laure Adler (Françoise Héritier – Le goût des autres, éd. Albin Michel), met en relief ces petits plus qui peuvent faire le goût de notre existence même dans les plus grands chambardements et drames collectifs, ce qu’elle appelle donc «le sel de la vie». Elle précise dans ce livre à quel point il ne peut nous être dérobé sous aucun prétexte, jamais, qu’il suffit de le reconnaître.

Comment trouver le sel dans le noir? Je suis la première à avoir le cynisme facile. Il s’agit d’une reconnexion… «Le monde existe à travers nos sens avant d’exister de façon ordonnée dans notre pensée et il nous faut tout faire pour conserver au fil de l’existence cette faculté créatrice de sens: voir, écouter, observer, entendre, toucher, caresser, sentir, humer, goûter, avoir du "goût" pour tout, pour les autres, pour la vie.» Elle y va d’exemples concrets, comme dans cet extrait qui me parle particulièrement: «écouter religieusement Mozart, lire des polars ou de la science-fiction, dormir sur l’épaule de quelqu’un, retrouver le goût des recettes du passé, calculer ses pas entre les pierres qui bordent les trottoirs, conduire une conversation complice avec un chat siamois ou un épagneul breton, prendre une petite bière à une terrasse par une belle fin d’après-midi, être heureux quand son enfant l’est…»

Notes de chevet

Ceux qui ont lu le fabuleux Notes de chevet de Sei Shōnagon trouveront peut-être qu’il n’est pas très loin du Sel de la vie. Il a peut-être inspiré Françoise Héritier. Je le mets donc dans cette liste, en n’oubliant pas de souligner que c’est l’écrivaine québécoise Élise Turcotte qui me l’avait conseillé (ah, les belles chaînes de recommandations!).

Texte majeur de la littérature japonaise du 11e siècle, il regroupe donc sous forme de fragments numérotés les impressions, historiettes, listes de celle qui était la dame de compagnie de l’impératrice consort Teishi durant les années 990 et au début du 11e siècle. Sorte de journal intime, il a été révélé à la Cour par accident du vivant de Shōnagon et fait lui aussi ressortir des perles de l’existence, aussi aride puisse-t-elle être par moment.

Ressusciter

Pour nous rassurer, voire pour notre consolation dans le monde troublé qui est le nôtre, des écrivains savent heureusement voir, dire et toucher. Le grand Christian Bobin, mort en 2022 à 71 ans, n’a fait que cela de son oeuvre. «Mal nommer les choses ajoute à la douleur du monde», disait Camus. Quand Bobin écrit, c’est tout le contraire qui se produit. Dans le lot – il a écrit plus d’une soixantaine d’ouvrages –, je retiens Ressusciter, paru en 2001 chez Gallimard, mais aussi offert en Folio, qui est lui aussi un recueil de réflexions, d’aphorismes et autres sur des instants de vie, aussi durs puissent-ils être. «Devant ce que la vie a de plus cruel, toutes les pensées parfois s’effondrent, privées d’appui, et il ne nous reste plus qu’à demander aux arbres qui tremblent sous le vent de nous apprendre cette compassion que le monde ignore.»

 

Dans la même veine, son roman Louise Amour, que je vois d’ailleurs plus comme une fable, rappelle ceci: «Il n’y a que le grave et l’inattendu qui peuvent offrir à nos âmes captives une ouverture sur la vie pure, et c’est ce que le monde, instinctivement, immédiatement, déteste.» Ses impressions fugitives donnent une autre version de ce qui survient, la moins connue, celle qu’on ne voit pas d’emblée quand un drame comme celui de la garderie de Sainte-Rose survient…

Ce qui meurt en nous

Regarder le drame en face, nous ne savons pas comment faire. C’est ce qu’admet l’essayiste québécois Mathieu Bélisle dans Ce qui meurt en nous, sorti en 2022 chez Leméac, amorcé pendant la pandémie et portant principalement sur la mort comme grand tabou de notre époque. Ce qui ne fut pas toujours le cas.

J’écrivais dans ces pages au sujet de ce livre à sa parution qu’il était certainement un des plus grands essais québécois à paraître ces dernières années sur notre rapport à la mort, comme à notre propre finalité, celle des autres aussi, et que de se pencher sur le sujet devenait l’occasion de s’arrêter enfin pour que s’unissent nos parts d’ombre et de lumière, nos certitudes et questionnements.

Partout dans ses mots, notre vulnérabilité nous explose au visage, et nous pouvons bien sûr nous pardonner d’être aussi fragiles, ce que je trouve même plutôt rassurant sur l’humanité à travers tout ce qu’elle peut révéler de monstrueux. «C’est ici que la littérature nous vient en aide, dans la mesure où elle peut nous apprendre à vivre dans la précarité, nous permettre de tenir en équilibre sur les bords de l’abîme, nous maintenir vivants, sur le seuil de notre disparition. […] Mais la littérature, contrairement à la philosophie, n’apprend pas d’abord à mourir, mais à vivre et à rêver. Elle apprend à habiter le monde et à le réinventer», écrit Mathieu Bélisle.

Et si on parlait des tragédies ?

Pour nous apprendre à réinventer le monde, il y a nos enfants, de qui, oui, on peut tellement s’inspirer. Ils ne seront pas épargnés au lendemain de la tragédie. Comment leur en parler avec un livre? Il y a celui-ci qui me vient à la rescousse en ce moment, comme il le fut au début de la guerre en Ukraine, ou plus récemment, après le tremblement de terre en Turquie, dont ma fille, qui fréquente l’école primaire, avait entendu parler, paniquée le soir à l’idée que ça se produise ici pendant son sommeil.

Le livre documentaire Et si on parlait des tragédies? de la Dre Jillian Roberts, pédopsychologue et professeure à l’Université de Victoria, où elle demeure en Colombie-Britannique, me semble tout indiqué. Paru chez Québec Amérique en 2021, il s’adresse principalement aux enfants à partir de 6 ans et explique ce qu’est une tragédie et met en lumière la façon de gérer les émotions qu’un tel événement peut susciter. Elle souligne aussi au passage – ce qui n’est jamais à négliger devant l’horreur – de quelle manière l’entraide peut aussi apparaître, l’amour de son prochain, la générosité et l’héroïsme. Ce sur quoi je tâcherai de mettre davantage l’accent dans mon approche du drame avec mes propres enfants.

En espérant vous avoir peut-être incité à aller chercher de quoi vous élever ou vous apaiser en librairie ou bibliothèque. Toutes mes pensées vont vers les victimes de ce drame aux répercussions intimes et collectives inévitables dont on ne mesure pas encore la portée.