La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

#àboutte

J’t’a boutte. L’êtes-vous aussi? Je n’avais jamais vraiment intellectualisé ou même pris conscience des rouages de la fatigue au quotidien avant de lire l’essai court, brillant et fort accessible À boutte – Une exploration de nos fatigues ordinaires de l’auteure Véronique Grenier, qui enseigne aussi la philosophie au collégial. Elle s’est évertuée – certainement fatiguée aussi – à nous ouvrir un tiroir de sa riche pensée sur le sujet, mais déjà, juste de lire ses mots sur l’état en question semble en estomper une couche. Car les fatigues se superposent pour former un Everest, puis les Everest aussi se superposent… C’est pourquoi j’y consacre ici quelques lignes. L’espoir que procurent des mots est déjà un soulagement en soi.



Autant l’écrire tout de suite, je me sens jugée d’être fatiguée souvent. Je m’en plains beaucoup aussi, il faut dire. Ce n’est pas une invention de ma part, ni une manière d’attirer la sympathie, l’attention ou la pitié. Ce n’est même pas un réflexe ou une manière d’occuper les silences. J’ai vraiment écumé la question. Quand on me demande comment je vais, je suis franche, je réponds la plupart du temps que je vais bien, mais que je suis fatiguée. Les termes utilisés varient entre «J’t’a boutte», «Je déborde de partout», «Je cours tout le temps», «Ouf, j’pense que j’en ai trop pris», etc. «Personnellement, lorsque j’énonce ma fatigue, lorsque je la nomme et que je la partage, c’est que j’espère aussi, à force de la répéter et d’en faire la dissection, trouver comment y mettre un terme. C’est un drôle de raisonnement, je sais, mais la répétition a des vertus», écrit avec justesse Véronique Grenier.

L’auteure Véronique Grenier, qui enseigne aussi la philosophie au collégial. Photo: Marie-Ève Rompré

À moins d’être devenue parano, je les entends penser, les autres: «Petite nature», «Elle n’a qu’à prendre un congé», «Elle a juste à cesser de se coucher tard, à cesser de faire la rumba», «Tout le monde est fatigué! Y’a pas qu’elle!», «Qu’elle vienne faire un tour dans ma vie pour voir…», «Elle avait juste à ne pas se séparer», «Quelle fatigante, celle-là!». Je comprends. Hélas, je ne suis pas moins fatiguée pour autant. Je me sens juste plus coupable de lire dans les pensées de ces personnes. Je sais que pendant ce temps, les hôpitaux débordent de grands malades, que les parents d’enfants en difficulté sont dans un pire état que moi, qu’en Ukraine, ça ne doit pas dormir fort, fort, qu’en Iran, les femmes ont vraiment de quoi être fatiguées.

Je sais qu’en tant que femme blanche nord-américaine privilégiée, je devrais me la fermer. Je sais, parce que les autres femmes (et des messieurs en masse) beaucoup plus riches que moi qui publient des livres de bien-être et de comment elles ont atteint un équilibre de vie me font rouler des yeux. D’abord, parce que ces livres-là font de l’ombre aux bons titres en librairie, dont cet essai qui m’a inspiré cette chronique, ensuite, parce que moi aussi je juge à tort – et certainement avec une certaine envie – que c’est facile d’en appeler au yoga, mantras, smoothies verts, sourires dans le miroir et autres rituels lumineux quand on semble tout avoir dans la vie, à commencer par du personnel aidant à la maison… Or, tout le monde a ses fatigues et le milieu du livre et des publications est grand ouvert à tous, surtout aux personnalités connues qui font vendre… Oui, la conscience des injustices peut aussi fatiguer.

Pour faire du pouce sur ces fatigues ordinaires qui peuvent survenir dans toutes les strates de la population – qui n’ont rien à voir avec la fatigue pathologique ou celles occasionnées par des événements précis de la vie comme le changement d’heure, un deuil ou un changement d’emploi –, avec ce texte, l’auteure en appelle à la reconnaissance des fatigues et à leur mise en vitrine pour du même coup être plus indulgents les uns envers les autres, moins sévères aussi dans les regards qu’on se jette et les conseils qu’on se permet de donner. À bon entendeur.

Ce livre, le simple fait qu’il nomme les pôles contemporains de ces «fatigues ordinaires», me procure personnellement beaucoup plus d’apaisement par leur reconnaissance que ces manuels remplis d’injonctions au bonheur à travers des recettes et rituels des Gwyneth Paltrow ou autres gourous dont notre province regorge par ailleurs et auxquels on n’obéit jamais plus que le temps des roses. C’est comme les régimes amaigrissants.

Ce livre, le simple fait qu’il nomme les pôles contemporains de ces «fatigues ordinaires», me procure personnellement beaucoup plus d’apaisement par leur reconnaissance que ces manuels remplis d’injonctions au bonheur à travers des recettes et rituels des Gwyneth Paltrow ou autres gourous.

Vies de parents, vies de lutteurs

Mis à part le décryptage de l’épuisement par les horaires débiles du quotidien, cette «odyssée de la fatigue» explore aussi les fatigues accentuées par nos vies numériques qui comportent différents visages, comme l’ininterruption de notre vie. Combien parmi nous dormons avec notre téléphone intelligent ouvert sur la table de chevet, voire sous l’oreiller? Et que dire des fatigues liées à l’information, l’abondance de nouvelles dont nous sommes bombardés chaque jour? Le savoir aussi fatigue. Ne disons-nous pas «heureux sont les ignorants»? Puis, il y a aussi les fatigues de la parentalité qui viennent avec des tabous tenaces, la «défense» de regretter d’être devenus parents – qui n’a rien à voir avec l’amour qu’on porte à nos enfants –, l’acceptation de «botcher» partout où avant les petits nous mettions plus d’ardeur. C’est sans parler du manque de sommeil, incontournable assaut de l’enfantement. La lutte, les combats pour des idées, des causes, des missions sont aussi prenants tout en insufflant paradoxalement une énergie d’enfer. «Que les forces vives se brûlent en s’engageant à changer le monde, ce n’est pas à négliger», souligne Véronique Grenier. La fatigue d’être soi aussi mine. «Car agir, souvent, c’est rompre avec ce qu’on a toujours connu, investi, c’est disposer des ressources. […] C’est loin de n’être qu’une question de vouloir, de pied au derrière et de petites marches au grand air», mentionne l’essayiste.

L’expression «Le pied au derrière» me fait sourire (jaune), parce que j’ai aussi entendu ces paroles d’intolérance, j’oserais dire d’ignorance, accolées aussi aux témoignages de dépression. Comme s’il suffisait de se botter le c… pour remonter à la surface. Ce coup de pied n’est qu’une belle image, signe crasse d’intolérance, voire de manque d’intelligence sociale et de sensibilité d’êtres bornés. Réplique fort pratique, d’ailleurs, pour éviter d’offrir de la compassion, en paroles, gestes ou silence à autrui. Ces gens-là aussi fatiguent. Je me demande comment ils font pour ne pas être fatigués, eux. Ils doivent faire de la course à pied et manger bio tous les jours. C’est ça, oui. #àboutte