Tony Roman, au-delà de Do Wha Diddy
Ce que j’aime d’écrire sur Avenues.ca, c’est que si j’évoque le nom de Tony Roman, je suis pas mal sûr que la majorité des gens qui me lisent vont avoir le même souvenir que moi de ce chanteur survolté qui chante Do Wha Diddy à Jeunesse d’aujourd’hui.
L'arrivée de Tony Roman dans le paysage musical québécois a été aussi marquante que celle des Beatles à la même époque. Je suis persuadé que vous serez aussi curieux que moi d’en savoir plus sur ce météore? ce conquistador? ce matador?, en tout cas, ce personnage plus grand que nature que le journaliste Jean-Christophe Laurence fait revivre dans la biographie la plus rock’n’roll que j’aie lue depuis longtemps.
Journaliste à La Presse +, le meilleur de la gang, à mon avis, Jean-Christophe Laurence vit avec le projet de faire la biographie de Tony Roman depuis des années. Elle arrive 17 ans après la mort du chanteur-producteur dont j’avais couvert les funérailles à l’église Notre-Dame-de-la-Défense dans le quartier italien. Ce livre de 350 pages, formidablement écrit, est le résultat d’une centaine d’entrevues, dont une cinquantaine d’heures avec le principal intéressé.
Content, mais méfiant qu’on raconte sa vie, Tony Roman se confiera jusqu’à la veille de son dernier souffle alors qu’il se meurt d’un cancer du pancréas foudroyant.
Pour un journaliste toujours en fonction, soucieux de sa crédibilité, faire la biographie d’un tel personnage est potentiellement risqué. L’homme a fait tant de choses bonnes et moins bonnes dans sa vie, basées sur des convictions vite abandonnées pour d’autres, que le biographe n’a pas le choix de se méfier de l’affabulateur qu’il a choisi comme sujet. Le long travail de la corroboration des faits est certainement une des raisons expliquant pourquoi le livre a mis autant de temps à paraître.
Dans TONY ROMAN, Jean-Christophe Laurence nous conduit avec précaution dans le sillage de ce petit Italien qui rêvait grand, toujours à la recherche du coup fumant qui le mettrait en orbite à Montréal, au Québec, en France, aux États-Unis, sur la planète.
Enfant unique de Noëlla et Sylvestre D’Ambrosio, des Italiens de deuxième génération qui parlent français, le petit Antoine D’Ambrosio naît dans une famiglia qui veut le meilleur pour son enfant prodige. Tout petit, il sera inoculé du syndrome des pâtes sauce tomates, un art de vivre qui le suivra toute sa vie.
Voici comment celui qui a choisi, à 17 ans, de s’appeler Roman parce que ça fait Empire romain, dit ça dans ses mots: «Être Italien, c’est quelque chose que tu hérites. Y a un côté fierté, inné… Être Italien, c’est bien chanter, être happy, être une nation qui a déjà eu un ostie de passé sérieux… En plus, tu es assuré d’avoir toujours des bonnes pâtes.»
Le récit des années de jeunesse de Tony Roman est décoiffant. Cet enfant chéri, mais néanmoins rebelle, ne recule devant rien pour faire ce qu’il aime: de la musique. À 14 ans, il se retrouve même pianiste pour les danseuses nues du French Casino (aujourd’hui les Foufounes électriques)!
Ce n’est qu’un début, au fil des pages, on aura régulièrement la mâchoire décrochée devant ses multiples frasques.
Au début de la vingtaine, il tombe dans les grâces (et les bras) de Dominique Michel, qui lui fait rencontrer des personnes clés du milieu. Son tempérament et son assurance lui valent de se faire rapidement la main à la réalisation de disques et à la gestion d’artistes.
En 1964, c’est Tony Roman qui est derrière le succès de C’est fou mais c’est tout des Baronnets, adaptation française de la chanson Hold me tight des Beatles.
Au même moment, il a aussi son tube à lui, Do Wha Diddy, une autre adaptation, qui se vendra à plus de 100 000 exemplaires après une apparition mémorable à Jeunesse d’aujourd’hui.
C’est bien beau, le yéyé, le gros fric qui vient avec et les hordes de jeunes filles qui vous pourchassent, mais pas question pour Tony Roman de devenir précocement un has been. S’il a un talent, c’est d’avoir toujours une longueur d’avance sur les modes.
Le livre nous le montre, début 1970, larguant son partenaire Guy Cloutier et des vedettes très payantes comme Johnny Farago et Patrick Zabé pour se consacrer au groupe psychédélique La Révolution Française (qui fera un tube colossal avec sa chanson Québécois) et à de jeunes gratteux de guitare qui chantent leurs textes plutôt que des adaptations, qu’on pense à Gilles Valiquette et Richard et Marie-Claire Séguin.
Au fil de sa carrière de producteur de disques, Tony Roman développera des créneaux aussi différents que la musique de film (Après ski, La piastre, Je suis loin de toi, mignonne, Scandale), le rock, le glam rock, le progressif, le punk, le disco. L’aventure avec Boule Noire (Aimer d’amour, 100 000 exemplaires vendus) sera nettement plus payante que cette idée très étrange d’endisquer, sur son label Canusa, le discours prononcé par le général de Gaulle sur le balcon de l’hôtel de ville de Montréal en 1967 (une demande du réalisateur Jean-Claude Labrecque)!
Toujours à l’affût du filon qui génère du cash, Tony Roman se convertira en producteur de films à un moment donné. Ce qui l’amènera notamment à L.A., la mecque du 7e Art. Ça nous vaut des pages et des pages d’excès dans de grandes villas, qui mènent à des projets foireux qui font perdre beaucoup d’argent à beaucoup de monde, dont René Malo.
L’ouvrage est également traversé de personnages féminins hauts en couleur. Il y a bien sûr Nanette Workman, qu’il découvre au club Rolling Stone de New York. Il impose cette plantureuse Américaine du Mississippi dans le showbizz québécois même si elle ne parle pas français. Je me souvenais de Guantanamera (70 000 exemplaires vendus en quelques semaines), mais pas de Nanette qui chante, au son, Et maintenant de Gilbert Bécaud.
De Nanette à Anne, avec qui il finit sa vie, en passant par sa mère Noëlla, son socle, Tony Roman est toujours entouré de femmes. Le portrait de ce séducteur né ne serait pas complet sans le récit de son rapport avec Anna, Romanee, Madeleine, quelques autres des douces moitiés importantes de sa vie.
Dans le cas de Madeleine, on parle ici de la fille de Michel Chartrand et Simonne Monet, avec qui il écrit, après la crise d’Octobre, une version québécoise de la chanson The Ballad of Sacco and Vanzetti (de Joan Baez et Ennio Moricone). La chanson devient La ballade de Riel et Chénier. Le couple ira aussi au Japon pour vendre la musique québécoise sur le marché nippon. Si René Simard a du succès au pays du soleil levant, pourquoi pas Tony Roman!
Ça ne marchera pas, comme tant de projets du producteur, qui a un don pour se tirer dans le pied, et pour les actes manqués. Qu’à cela ne tienne, il y aura autre chose cette fois-là. De fait, Madeleine Chartrand enregistre Ani Kuni, un air autochtone qui fera, contre toute attente, tinter de nouveau les tiroirs-caisses des magasins de disque en 1973.
Cette chanson reviendra nous hanter en 2004 dans le film Camping sauvage, meilleur box-office de l’année. Une production de qui? Tony Roman, justement de retour au Québec après 15 années à Hollywood.
Dans cette comédie réalisée par Guy A. Lepage, André Ducharme et Sylvain Roy, on ne se moque pas juste des campeurs du Camping Pigeon, mais aussi des motards et de la mafia.
Si Jean-Christophe Laurence ne parle pas de ces détails de la production de Camping Sauvage dans son bouquin, il n’hésite pas à poser la question qui tue: est-ce que Tony Roman avait des liens avec la mafia? Et cette autre: est-ce qu’il était vraiment un producteur de films pornos à Los Angeles?
Je vous laisse découvrir les révélations croustillantes sur ces deux sujets. La lecture de cet ouvrage, passionnant de bout en bout, dépasse vraiment le seul souvenir du succès Do Wha Diddy. En prime, cette bio nous mène à une finale absolument étonnante et inédite. Un indice, le chapitre s’intitule Tony Kuni!
Après ça, c’est promis, vous ne verrez plus le chanteur aux cheveux noir jais sautiller comme une puce en chantant Do Wha Diddy de la même façon.