La Carmen de Bizet vue par Éric-Emmanuel Schmitt
Jamais deux sans trois. C’est presque devenu un rituel, tous les deux ans, j’ai rendez-vous avec Éric-Emmanuel Schmitt au Théâtre du Nouveau Monde. D’abord, ce fut en 2015 pour Le journal d’Anne Frank, ensuite, en 2017, pour Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran, et cette année pour Le mystère Carmen.
La Carmen du titre de ce nouveau spectacle, c’est celle de l’opéra de Georges Bizet dont on connaît tous l’air célèbre L’amour est un oiseau rebelle.
L’amour est enfant de Bohême
Il n’a jamais jamais connu de loi
Si tu ne m’aimes pas, je t’aime,
Si je t’aime, prends garde à toi!
Je me rappelle, enfant, mettre le disque de mon père à répétition pour entendre cette chanson, mais aussi Toréador, en garde!, qui impressionnait beaucoup le gamin que j’étais.
Si bien que j’ai connu très jeune le nom de Georges Bizet, mais pas son histoire, pourtant dramatique puisqu’il meurt prématurément à l’âge de 37 ans sans jamais avoir obtenu de véritable succès de son vivant. La gloire de Carmen, un des opéras les plus joués, et de son compositeur, fut posthume.
J’ai donc été très curieux de me faire raconter ce parcours semé d’embûches. Éric-Emmanuel Schmitt est un as conteur, aussi érudit qu’excellent communicateur.
Sur scène, l’auteur revêt l’habit du narrateur. Momentanément, il chausse une paire de lunettes et devient Bizet. Mais contrairement à Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran, Schmitt n’assume pas seul le spectacle. Un pianiste (Dominic Boulianne) et deux chanteurs (Marie-Josée Lord et Jean-Michel Richer) l’accompagnent et enluminent de leur musique et leur chant les méandres de ce récit.
Bizet, le compositeur à contre courant
Ainsi, en entendant un extrait de la symphonie que Bizet compose à 17 ans, on comprend qu’on a affaire à un petit génie qui, pour une foule de raisons, mettra vingt ans à s’affranchir. En effet, le compositeur sera constamment en butte avec son époque. Éric-Emmanuel Schmitt nous raconte que Bizet empêchait son réel talent d’éclore en composant pour plaire à ses contemporains ou à ses commanditaires, ce qui le conduisait irrémédiablement à l’échec.
Schmitt nous fait entendre quelques pages qui ressortent de l’œuvre de Bizet avant que ce dernier n’accouche de Carmen, qu’on pense aux Adieux de l’hôtesse arabe ou à des airs de ses opéras La jolie fille de Perth et Les pêcheurs de perles. Dans chacun de ces cas, démonstration nous est faite que Bizet utilise l’exotisme de ses sujets pour amener le public à s’ouvrir à d’autres sonorités. Mais l’Opéra-Comique, qui commanditait ses œuvres, n’avait pas tant d’ouverture et souhaitait des compositions plus convenues et des livrets moins compliqués. Résultat: les créations de Bizet sont rapidement retirées de l’affiche. On comprend bien que ce n’est pas d’hier que la création est subordonnée au diktat du succès.
Et Carmen n’y échappe pas. Un opéra mettant en vedette un personnage de femme fière, libre et indépendante, qui plus est bohémienne, et tenant tête aux hommes, ne suscite pas, sur le coup, l’adhésion du public bourgeois adepte de l’art lyrique. Et on ne parle même pas de la critique, qui assassine le spectacle.
Éric-Emmanuel Schmitt en conclut que Bizet était en avant de son temps et que le succès que Carmen a connu après la mort de son auteur s’explique parce que ce dernier a légué un opéra qui lui ressemblait, sans compromis. Avec le temps, l’authenticité et la conviction que l’auteur a mis à écrire Carmen ont triomphé, le public les ressentant chaque fois que l’œuvre est jouée. Schmitt va jusqu’à dire que la musique et le livret sont tellement puissants qu’ils pourraient être le fait de Mozart et de Nietzsche.
Une mise en scène fluide
La thèse de Schmitt se tient. La mise en scène de Lorraine Pintal permet aux idées savantes que l’auteur défend de circuler de façon fluide. La scène est comme une arène de corrida; au milieu trône le piano, qui est comme un taureau autour duquel s’agitent les protagonistes.
Avec son seul instrument, le fabuleux pianiste Dominic Boulianne nous fait ressentir le génie musical du compositeur. Le chanteur Jean-Michel Richer transmet, pour sa part, beaucoup d’émotion dans les pages qu’il a à chanter. On ne peut pas en dire autant de sa vis-à-vis Marie-Josée Lord, qui n’a pas l’ardeur impétueuse qu’on attend d’une Carmen ce qui, malheureusement, affadit l’ambiance générale du spectacle.
Quant à Éric-Emmanuel Schmitt, je ne sais pas si c’est parce que Lorraine Pintal nous a informés qu’il avait été sonné après une vilaine chute sur les trottoirs glacés de Montréal quelques jours plus tôt, mais j’ai eu l’impression qu’il peinait à nous transmettre son texte, alors qu’il est généralement un patineur de fantaisie quand vient le temps de dire sa prose si joliment écrite.
Le mystère Carmen est à l’affiche du TNM jusqu’au 16 mars. Le spectacle sera en tournée en avril et en mai, avec des arrêts à Saint-Hyacinthe, Saint-Jean-sur-Richelieu, Laval, Longueuil, Trois-Rivières, Victoriaville, Saint-Jérôme, Québec, L’Assomption, Saguenay, Sainte-Geneviève et Gatineau.
Maintenant qu’on a élucidé le mystère Carmen, on a juste envie de se laisser porter par ce personnage et cette musique fougueuse qui nous font rêver d’Espagne.
Toréador, en garde!
Toréador, Toréador
Et songe bien, oui, songe en combattant
Qu’un œil noir te regarde,
Et que l’amour t’attend
Carmen à l'Opéra de Montréal
Quel synchronisme! L’Opéra de Montréal présentera Carmen de Bizet en mai dans une mise en scène de Charles Binamé. La réponse a été telle lors de la mise en vente des billets qu’une supplémentaire a dû être ajoutée pour répondre à la demande. Il y aura donc des représentations les 4, 7, 9, 11 et 13 mai à la salle Wilfrid-Pelletier.