Jean-Claude Lord et Costa-Gavras: deux vies en cinémascope
L’un vient d’avoir 75 ans, l’autre 85. Tous les deux ont marqué le monde du cinéma auquel ils ont consacré leur vie. Je vous parle cette semaine de Jean-Claude Lord et de Costa-Gavras.
Comme Jacques Godbout récemment, ils publient un livre dans lequel ils racontent leur parcours, histoire de ne pas se faire oublier. Voilà deux hommes qui ont forcé le destin pour faire plus que ce que la vie attendait d’eux. Le titre choisi par chacun pour son ouvrage est sans équivoque: La beauté des rêves pour Jean-Claude Lord et Va où il est impossible d’aller pour Costa-Gavras.
Un pionnier à l’esprit libre et indépendant
Commençons par Jean-Claude Lord. Il naît le 6 juin 1943 sur la rue Saint-Denis à Montréal, en pleine Deuxième Guerre mondiale et en pleine Grande Noirceur. Sa famille vit sous le joug de la religion catholique, au point que le petit Jean-Claude a l’ambition de devenir prêtre. Ça, c’est jusqu’au jour où le cinéma le détournera de la vocation religieuse. La passion fiévreuse qu’il développe pour le septième art fait qu’il se retrouve premier assistant-réalisateur alors qu’il a à peine 20 ans. Avant d’en avoir 30, il réalise Les Colombes, qui obtient un succès phénoménal: 350 000 spectateurs! À l’époque, le succès se mesure en nombre de spectateurs et non en revenus aux guichets.
En 1973, il enchaîne avec Bingo, un autre film au contenu social et politique. En France, où le film est distribué, le magazine L’Express parle de Jean-Claude Lord comme du Costa-Gavras canadien. Ce qui ne rend pas peu fier le réalisateur québécois pour qui le génie derrière les films Z, L’Aveu et État de siège est une inspiration.
Mais très jeune, et malgré le succès populaire, Jean-Claude Lord doit apprendre à vivre avec le rejet. Élites et critiques l’esquintent. On dénigre sa façon de faire du cinéma qu’on juge populaire, racoleuse et trop américaine. Le public continue néanmoins de le suivre. Parlez-moi d’amour (1976), qui dénonce l’hypocrisie du milieu du show-business, et Panique (1976), film catastrophe sur le thème précurseur des dangers que l’industrie fait peser sur notre environnement, attirent plus de 350 000 spectateurs chacun.
Ça se gâte avec Éclair au chocolat (1978-1979) qu’il tourne, encore, avec sa femme Lise Thouin. À peine 125 000 personnes se déplacent. Dans son livre, Jean-Claude Lord n’hésite jamais à se remettre en question. Sur l’insuccès de ce drame psychologique, il écrit: «Je n’avais probablement pas le talent artistique pour poursuivre dans cette voie», et il s’accuse aussi de nuire à ses projets à cause de son tempérament agressif et colérique.
Mais Jean-Claude Lord sait rebondir. Comme le chat, il aura plusieurs vies. Après la disette qui a suivi Éclair au chocolat, il réalise sa première commande américaine. Visiting Hours, avec Michael Ironside et William Shatner, se révèle un succès au box-office. Il y aura d’autres commandes émanant des États-Unis qui obtiendront des résultats variables. N’empêche, on peut créditer Lord d’avoir été un des premiers Québécois à travailler avec l’industrie américaine du cinéma à laquelle il impose ses équipes montréalaises. Ceux qui suivront pourront faire pareil, puisqu’il existera un précédent.
Celui qu’on a baptisé le plus américain des réalisateurs québécois ne manque pas de faits d’armes à raconter, et ils sont la plupart du temps d’authentiques réussites québécoises. C’est le cas du Conte pour tous, La grenouille et la baleine (1987), des séries Lance et compte, Jasmine, Diva, Quadra, L’or qui, chacune, amène une dimension nouvelle dans le contenu abordé ou dans la manière de produire.
Si vous avez suivi ces séries, vous serez curieux d’en découvrir les dessous. Jean-Claude Lord ne manquent pas d’anecdotes concernant Lance et compte et il est très intéressant de lire, à la lumière des débats qui ont présentement cours, ce qu’il raconte sur Jasmine, une des premières séries à montrer le visage multiethnique du Québec.
Le réalisateur n’a pas la langue dans sa poche lorsqu’il explique pourquoi la réalisation de Scoop lui a échappé. Disons que sa vision du journalisme n’était pas au diapason avec celle de l’auteur, Réjean Tremblay. Ce n’est pas d’hier que Jean-Claude Lord se montre critique par rapport aux médias et aux institutions. Conspué ou ignoré, il dit avoir souvent payé pour ses opinions tranchées.
Je réalise que moi-même, comme journaliste culturel, je l’ai plutôt snobé. Et pourtant, cet homme a fait beaucoup pour le Québec. Oui, parfois comme un cow-boy et en ruant dans les brancards, mais, avec le recul que nous offre son témoignage, il faut admettre qu’on a souvent bénéficié de son esprit libre et indépendant pour avancer.
Grâce à ce livre, il peut faire entendre sa voix, et je salue sa façon très humble de le faire. De plus, le temps lui donne raison. L’admirable projet Éléphant de Québecor, mené par Claude Fournier et Marie-Josée Raymond, a salué l’importance de ses films Panique et Parlez-moi d’amour en procédant à leur restauration et à leur numérisation. Aussi, le festival Fantasia lui a attribué le prix Denis-Héroux pour souligner son rôle de pionnier du cinéma québécois alors que le gouvernement du Québec l’a honoré du prix Guy-Mauffette pour sa contribution au monde de la radio et de la télévision.
Et si l’on se fie aux dernières pages de La beauté des rêves, Jean-Claude Lord a encore des projets à réaliser, dont un documentaire au titre bien d’actualité: À la grâce de Dieu, Yahvé, Allah et les autres….
Jean-Claude Lord et Costa-Gavras ont plusieurs choses en commun. Ils ont tourné le dos à la religion, ont rapidement gravi les échelons dans leur milieu, ont eu l’ambition de faire du cinéma engagé, ont marqué le cinéma par leurs façons de faire et mis au monde des enfants qui ont suivi leurs traces.
De A à Z, une exploration de sujets sulfureux et tabous…
Pour Konstantinos Gavras, l’histoire commence en Grèce en 1933 (il est né la même année que Jacques Godbout). Il connaîtra la Deuxième Guerre mondiale et la guerre civile grecque. Sans avenir dans son pays d’origine à cause des allégeances politiques de son père, il part seul à Paris en 1955 dans l’espoir de se trouver une vocation. C’est en fréquentant la Cinémathèque d’Henri Langlois qu’il la trouvera.
Mu par une grande volonté d’intégration, le jeune immigrant studieux et déterminé se taille une place dans le monde du cinéma. Il sera assistant sur les films des grands noms de la réalisation des années 1950: Jean Giono, Henri Verneuil, René Clair, Yves Allégret, Max Ophüls. La liste des gens qu’il côtoie sur les plateaux dès ses débuts est hallucinante: Catherine Deneuve, Jeanne Moreau, Jane Fonda, Alain Delon, Jean-Paul Belmondo, Jean Gabin, Bourvil, Fernandel, Darry Cowl et, surtout, Simone Signoret et Yves Montand, qui seront des complices et des amis déterminants dans sa vie.
En 1965, dix ans après son exil de la Grèce, Costa-Gavras signe son premier long-métrage, Compartiment tueur, d’après un livre de Sébastien Japrisot. Le nouveau réalisateur, qui n’épouse pas le genre «nouvelle vague» très en vogue au milieu des années 1960, se fait quand même remarquer pour sa façon efficace de filmer. Dans la foulée, le producteur de la franchise James Bond lui demande ce qu’il veut faire. Ça donnera Un homme de trop, un film de guerre qui s’avère un échec.
C’est alors, à la 150e page d’un livre qui en contient 500, que Costa-Gavras nous raconte de A à Z l’histoire fabuleuse du film qui le consacrera. Le chapitre consacré au film Z, intitulé Un titre idiot, est fascinant, de la manière dont le sujet lui arrive jusqu’au tournage en Algérie en passant par l’écriture du scénario avec Jorge Semprun et par le choix de la distribution et de la musique. J’avoue que ce film m’a beaucoup marqué même si je n’étais qu’un jeune adolescent la première fois que je l’ai vu.
J’ai plusieurs raisons d’être impressionné. En 1969, Z remporte le prix du jury à Cannes et Jean-Louis Trintignant obtient le prix de la meilleure interprétation masculine. Le film récolte aussi deux Oscars: meilleur film en langue étrangère et meilleur montage.
Le réalisateur, qui se marie cette année-là avec la femme de sa vie, Michèle Ray, voit sa carrière partir en orbite. Je n’ai pu m’empêcher de penser à notre Denis Villeneuve en lisant toutes ces pages où Costa-Gavras décrit les offres, les honneurs et les salamalecs qui viennent avec un Oscar. On se dit qu’il faut un caractère bien trempé pour ne pas succomber à tous ces chants de sirènes.
D’ailleurs, chaque fois qu’Hollywood lui fera des propositions, Costa-Gavras imposera ses équipes françaises et résistera aux grands bonzes des studios lorsqu’ils tentent de lui imposer des acteurs ou lui demandent des happy endings.
Dans le cas de Missing (1982), cela aura été payant de tenir son bout. Jack Lemmon, qu’il voulait absolument pour le rôle du père du porté disparu, a remporté le prix d’interprétation à Cannes et le film a obtenu la Palme d’or en plus de récolter par la suite l’Oscar du meilleur scénario adapté.
Va où il est impossible d’aller porte bien son titre. Costa-Gavras a exploré des sujets sulfureux et tabous, comme le manichéisme des régimes communistes (L’Aveu), l’interventionnisme éhonté des Américains en Amérique du Sud (État de Siège, Missing), le rôle de l’Église dans la déportation des Juifs (Amen). Son cinéma l’a amené à tourner en Algérie, au Mexique, aux États-Unis, au Chili, où le président Allende l’a accueilli en héros. Le récit qu’il fait de toutes ces frontières qu’il a franchies pour faire son travail est modeste. On a vraiment le sentiment que toute la gloire obtenue ne lui est jamais montée à la tête, qu’il n’a jamais oublié ses origines humbles non plus que ses principes. Cela est particulièrement évident lorsqu’il raconte la campagne destinée à le convaincre de devenir Président de la Grèce au moment où son pays d’origine traversait la grave crise économique qui a failli l’éjecter de la Communauté européenne.
La vie de famille et les amitiés entretenues au fil des ans, marquées au sceau de la stabilité, traversent aussi ces mémoires écrites à hauteur d’homme. On ne peut qu’être ému à chaque compagnon qu’il perd en cours de route.
Comme pour Jean-Claude Lord, le livre se termine avec une esquisse de projet, un film sur les coulisses de la crise grecque.
À l’évidence, pas facile de s’arrêter quand on est un créateur qui a dit «moteur!» toute sa vie.