La chronique Culture avec Claude Deschênes

Auteur(e)
Photo: Martine Doucet

Claude Deschênes

Claude Deschênes collabore à Avenues.ca depuis 2016. Journaliste depuis 1976, il a fait la majeure partie de sa carrière (1980-2013) à l’emploi de la Société Radio-Canada, où il a couvert la scène culturelle pour le Téléjournal et le Réseau de l’information (RDI). De 2014 à 2020, il a été le correspondant de l’émission Télématin de la chaîne de télévision publique française France 2.On lui doit également le livre Tous pour un Quartier des spectacles publié en 2018 aux Éditions La Presse.

Françoise Sullivan, Jean Paul Riopelle, ces artistes nés en 1923 qui continuent de nous éblouir en 2023

À quelques jours d’intervalle, deux expositions mettant en vedette deux signataires du manifeste Refus global prennent l’affiche. Riopelle, à la croisée des temps au Musée des beaux-arts du Canada à Ottawa, et Je laissais les rythmes affluer de Françoise Sullivan au Musée des beaux-arts de Montréal. Voilà deux artistes centenaires qui continuent encore et toujours de nous éblouir.



Commençons avec Françoise Sullivan, pour la bonne raison qu’elle est toujours vivante et active malgré ses 100 ans qu’elle a eus le 10 juin dernier.

Lundi matin, jour de présentation de l’exposition à la presse, l’artiste nous attendait, assise bien droite, impériale, parmi ses œuvres. Photo: Claude Deschênes

Lundi matin, jour de présentation de l’exposition à la presse, l’artiste nous attendait, assise bien droite, impériale, parmi ses œuvres. Ce n’est pas la première neige qui l’aurait empêchée d’être présente. Rien n’arrête cette femme à l’énergie débordante.

Rien n’arrête cette femme à l’énergie débordante. Photo: Claude Deschênes

Lorsqu’elle a accepté l’idée d’une exposition pour son centenaire, elle a acquiescé à la condition qu’on y privilégie son travail récent.

À son âge vénérable, Françoise Sullivan peint encore régulièrement, comme en témoignent les très nombreuses toiles inédites exposées. Certaines sont aussi récentes que 2023, inspirées par les dérèglements climatiques qui nous ont donné pluies diluviennes, inondations, sécheresses, canicules et de feux de forêt cet été.

«Déesse, où donc vas-tu?» Photo: Claude Deschênes

Florence-Agathe Dubé-Moreau, la jeune commissaire de l’exposition, m’a décrit le rituel de l’artiste. «Françoise s’informe quotidiennement. Elle est au courant de tout ce qui se passe. Ça l’inspire. Pratiquement tous les jours, elle marche de son appartement jusqu’à son nouveau studio, qui se trouve au deuxième étage d’un bâtiment industriel où lui sont livrés ses canevas et sa peinture. Et là, en solitaire, dans son atelier organisé pour être le plus efficace possible, elle peint. Parfois assez longtemps qu’elle en oublie de manger.»

Fidèle au credo des Automatistes, mouvement auquel elle a adhéré dans les années 1940, elle exprime sur ses toiles sa vision du monde qui nous entoure en nous prenant à témoin.

«L’Annonciateur des lunes», 2022. Photo: Claude Deschênes

«Cette préoccupation pour l’environnement et son engagement dans le présent sont un fil conducteur de son travail, explique Stéphane Aquin, directeur du Musée des beaux-arts de Montréal. Son travail récent témoigne d’un dynamisme extraordinaire et d’une sensibilité toujours aussi vive.»

«C’est assez grave, ce qui se passe sur notre planète», concède Françoise Sullivan, en admettant que même si elle est préoccupée, elle est capable d’espoir.

À son âge vénérable, Françoise Sullivan peint encore régulièrement. Photo: Claude Deschênes

Je soupçonne que le fait d’être à la fois active, en forme, et curieuse de tout, alimente l’incroyable énergie dont elle dispose pour réaliser ses innombrables projets qui font advenir la couleur et la beauté dans notre sombre monde.

Un exemple? Françoise Sullivan a insisté pour que cette exposition comprenne une nouvelle sculpture, discipline qu’elle n’avait pas touchée depuis longtemps. Elle a donc supervisé la transformation d’une œuvre en plexiglas de 39 cm sur 17 en sculpture monumentale en aluminium peint.

Françoise Sullivan a insisté pour que cette exposition comprenne une nouvelle sculpture, discipline qu’elle n’avait pas touchée depuis longtemps. Photo: Claude Deschênes

Avec sa forme de vague, l’installation qui trône au milieu de la salle d’exposition est comme une invitation à la danse. En effet, en en faisant le tour, le spectateur ne peut faire autrement que se prêter à une forme de chorégraphie induite par l’artiste.

Belle manière de rappeler que c’est en sa qualité de danseuse et de chorégraphe que Françoise Sullivan s’est intégrée au groupe des Automatistes. Dans le manifeste Refus global, son texte portait sur la danse et l’espoir.

L’exposition présente d’ailleurs une série de photos, prises par Maurice Perron en 1948, où on voit Sullivan danser dans la neige d’une manière qui était révolutionnaire à l’époque. Jean Paul Riopelle avait filmé cette chorégraphie, mais malheureusement le document est aujourd’hui introuvable.

On a été plus chanceux avec une série de grands pastels datant des années 1990. Ils avaient disparu, mais pas loin. On les a retrouvés dans les archives de l’artiste et on les expose aujourd’hui dans toute leur modernité.

Sans titre, 1999. Collection de l’artiste, avec l’aimable concours de la Galerie Simon Blais, Montréal. © Françoise Sullivan / CARCC 2023. Photo Guy L’Heureux

Pour ses 80 ans, Françoise Sullivan avait eu droit à une importante rétrospective au Musée des beaux-arts de Montréal. Stéphane Aquin en était en alors le conservateur. Ceux qui ont vu cette exposition en 2003 se rappelleront le magnifique Hommage à Paterson, qui nous accueillait en haut des marches de l’escalier monumental du pavillon nord du musée. L’immense tableau, créé cette année-là, est de retour.

«Hommage à Paterson», 2023. Photo: Claude Deschênes

Il faut saluer la bonne idée de Stéphane Aquin, maintenant directeur de l’institution, de revenir avec une nouvelle exposition 20 ans plus tard. Ce nouvel éclairage sur le travail incessant de cette pionnière de l’art moderne et de la danse au Québec n’est certainement pas de trop.

«Rouges», 2009-2010. Photo: Claude Deschênes

Cette présentation permet d’apprécier à sa juste valeur l’immense murale inspirée de la série Les damiers de Françoise Sullivan qui a fait son apparition dans le ciel de Montréal cet été (angle Sainte-Catherine et Saint-Hubert).

Cette réalisation de MU, sous la direction d’Arnaud Grégoire et de Julien Sicre, est la plus haute murale jamais réalisée à Montréal: 300 pieds de haut sur 64 de large.

L’immense murale inspirée de la série «Les damiers» de Françoise Sullivan. Photo: Claude Deschênes

Même s’il s’agit d’un hommage, Françoise Sullivan n’a pas résisté à l’envie de participer activement à ce projet. Elle en a dessiné la maquette et supervisé la transposition sur le mur de l’hôtel Hyatt de la Place Dupuis, allant jusqu’à faire ajuster la tonalité de certaines couleurs. À 100 ans, en pleine canicule!

Cette femme est une force de la nature, une artiste sans limites, sans cesse éblouissante dans sa manière de laisser «les rythmes affluer».

Photo: Claude Deschênes

Rétrospective Riopelle au Musée des beaux-arts du Canada: point d’orgue du centenaire de l’artiste

Les événements autour de l’œuvre de Jean Paul Riopelle ont été légion en cette année de son 100e anniversaire. Musique, théâtre, gastronomie, expositions célébrant les différentes disciplines pratiquées par l’artiste, même des feux d’artifice, la Fondation Riopelle a vraiment fait de 2023 l’année Riopelle partout à travers le Québec.

«Le grand Jean Paul», Roseline Granet, 2003. Photo: Claude Deschênes

Ne manquait qu’une grande rétrospective de son œuvre. La voici, jusqu’au 7 avril 2024, au Musée des beaux-arts du Canada (MBAC), qui a mis toute la puissance de sa machine au service de ce rendez-vous très attendu.

Le nouveau directeur du musée, Jean-François Bélisle, qui inaugure son mandat à Ottawa avec cette grande exposition, admet qu’une rétrospective Riopelle comptant plus d’une centaine d’œuvres, c’est du lourd à réaliser.

«Aller chercher ces œuvres-là, solliciter ces prêts-là dans les collections privées et publiques, ce n’est pas facile. Ça prend une institution robuste. Et en 2023, on était dû de rappeler l’importance qu’a eue Jean Paul Riopelle à tous les Canadiens. C’est notre rôle, notre mandat, et on l’a fait.»

La dernière rétrospective Riopelle à Ottawa remonte à l’année 1963. On y présentait alors un artiste de 40 ans en pleine ascension.

«Chicago», Jean Paul Riopelle, 1958. Photo: Claude Deschênes

Soixante ans plus tard, la commissaire invitée, Sylvie Lacerte, a voulu privilégier les fondamentaux, justement pour qu’on saisisse l’ampleur du personnage, de ses débuts à la peinture à l’huile en 1942, à son œuvre maîtresse, Hommage à Rosa Luxemburg, en 1992, réalisée avec des bombes aérosol.

«Notre exposition est un tout global. C’était important pour moi de démontrer la diversité de sa pratique au cours des 50 années où il a travaillé. Il a touché à tant de disciplines dans sa carrière et s’est réinventé si souvent!»

L’exposition se déroule dans un ordre parfaitement chronologique qui nous permet de voir comment il est passé d’une technique à l’autre au fil de sa carrière. Photo: Claude Deschênes

Ainsi, l’exposition se déroule dans un ordre parfaitement chronologique qui nous permet de voir comment il est passé d’une technique à l’autre au fil de sa carrière, se renouvelant sans cesse.

Fascinant de le voir emprunter les sentiers de l’académisme de son professeur Henri Bisson et s’en affranchir pour épouser l’idéologie automatiste de Borduas, qui ne demeure pas si longtemps son maître non plus.

«Nature bien morte», Jean Paul Riopelle, 1942. Photo: Claude Deschênes

En effet, au contact de l’avant-garde parisienne, Riopelle développe rapidement une nouvelle manière de peindre. Le fameux couteau à palette, qu’il utilise à la place du pinceau, donne des mosaïques qui feront rapidement sa notoriété en France.

Sylvie Lacerte ne voulait pas d’une exposition seulement sur cette période explosive, mais elle nous offre quand même plusieurs beaux spécimens réalisés selon cette technique. Il y a notamment Quinze chevaux Citroën, pour témoigner à la fois de la maîtrise du peintre avec la peinture en tube et de son goût pour les voitures et la vitesse.

Quinze chevaux Citroën, Jean Paul Riopelle, 1952. Photo: Claude Deschênes

L’exposition se déploie sur 14 000 pieds carrés. Aussi bien dire que les immenses salles du musée d’Ottawa permettent aux grands formats de respirer, d’autant qu’on a opté pour une scénographie sobre qui n’éclipse pas un corpus déjà spectaculaire.

«Hommage aux Nymphéas-Pavane», Jean Paul Riopelle, 1954. Photo: Claude Deschênes

Le triptyque Hommage aux Nymphéas-Pavane (réalisé en 1954) a beau faire partie de la collection du MBAC depuis 1963, sa place dans l’exposition nous le fait redécouvrir à côté d’une œuvre de la même époque appartenant à la collection du musée Peggy Guggenheim de Venise qu’on présente pour la première fois au Canada.

Plus loin, place à un aspect moins connu du travail de Riopelle: les collages, faits à partir de retailles de gravures. Quand on sait le nombre de gravures qu’il a produit dans sa vie, on peut dire qu’il n’a jamais manqué de matériel pour ses collages.

«Gardes», Jean Paul Riopelle, 1967. Photo: Claude Deschênes

Riopelle s’est également adonné à la sculpture. Il y a quelques-unes des siennes, et d’autres, réalisées par des artistes qu’il a influencés, notamment son amie Roseline Granet. De cette dernière, on peut voir Jean Paul les bras en l’air (1965) et Le grand Jean Paul (2003), qui nous accueille à l’entrée.

Informations intéressantes au sujet de cette dernière, c’est la même que celle exposée à la place Jean-Paul-Riopelle. Il en existe huit exemplaires. Celle de Montréal a été amputée de la cigarette qu’il avait entre les doigts lors de la fonte.

«Le grand Jean Paul», Roseline Granet, 2003. Photo: Claude Deschênes

La commissaire Sylvie Lacerte tenait beaucoup à ce qu’il y ait des œuvres ne portant pas la signature de Riopelle.

«Pour moi, c’était une manière de montrer sa parenté avec certains de ses contemporains, mais aussi d’illustrer la grande influence qu’il a eue dans le monde des arts visuels, et comment il demeure toujours aussi pertinent en 2023.»

On peut donc voir, parmi la centaine de Riopelle, des tableaux de ses amis Joan Mitchell, Françoise Sullivan, Alberto Giacometti, mais aussi de jeunes artistes parmi lesquels Marc Séguin, Caroline Monnet, Manuel Mathieu.

Si vous avez suivi ma recommandation et lu la biographie d’Hélène de Billy Riopelle et moi, vous serez ravi de mettre des images sur certains passages du livre, comme lorsqu’elle nous décrit ce moment où l’artiste s’est mis à faire des tondos, ces œuvres circulaires comme on en faisait à la Renaissance.

Sans titre, Jean Paul Riopelle, 1965. Photo: Claude Deschênes

Ou lorsqu’elle nous parle des voyages en hydravion que Riopelle effectuait avec son ami Champlain Charest.

«Avion à flotteurs», Jean Paul Riopelle, 1972. Photo: Claude Deschênes

Ces fameux voyages qui l’ont amené à abandonner momentanément la couleur pour représenter la blancheur du Grand Nord canadien.

À propos de cette période des icebergs, Sylvie Lacerte s’enorgueillit d’avoir mis la main sur des tableaux différents de l’exposition Riopelle: À la rencontre des territoires nordiques et des cultures autochtones présentée à Montréal en 2020.

Salle des icebergs. Photo: Claude Deschênes

Évidemment, le parcours des 50 ans de carrière de Riopelle se termine avec sa période consacrée aux oies et sa dernière réinvention alors qu’il se met à peindre avec des bombes aérosol et à utiliser la méthode du pochoir.

«Les oies», Jean Paul Riopelle, 1983. Photo: Claude Deschênes

Cette portion de l’exposition compte deux magnifiques diptyques datant de 1990, peints recto verso sur des portes. La manière dont on les présente et le soin méticuleux qu’on a mis à les éclairer donnent à croire qu’on est devant des vitraux.

«Mi-Carême», Jean Paul Riopelle, 1990

Ce crescendo final confirme hors de tout doute que cette exposition Riopelle, à la croisée des temps, est le point d’orgue de cette riche année centenaire qui s’achève.

Sans titre, Jean Paul Riopelle, 1990. Photo: Claude Deschênes

Pour les Québécois, c’est la confirmation que Riopelle est un de nos plus grands artistes. Espérons que le Canada anglais aura aussi envie de se l’approprier.

On leur donnera même un peu de temps supplémentaire pour le faire, avec la présentation de l’exposition à la Winnipeg Art Gallery du 1er juin au 29 septembre 2024.