La chronique Culture avec Claude Deschênes

Auteur(e)
Photo: Martine Doucet

Claude Deschênes

Claude Deschênes collabore à Avenues.ca depuis 2016. Journaliste depuis 1976, il a fait la majeure partie de sa carrière (1980-2013) à l’emploi de la Société Radio-Canada, où il a couvert la scène culturelle pour le Téléjournal et le Réseau de l’information (RDI). De 2014 à 2020, il a été le correspondant de l’émission Télématin de la chaîne de télévision publique française France 2.On lui doit également le livre Tous pour un Quartier des spectacles publié en 2018 aux Éditions La Presse.

Cher Tchekhov en cinq temps

Cher Michel Tremblay, tu m’as inspiré. Je vais essayer, moi aussi, de faire quelque chose de nouveau, de différent. Je vais parler de ta création, Cher Tchekhov, que j’ai vue au TNM, en ayant une autre approche, plus personnelle. Attention, ça va être long, et pas toujours rapport.


Soir de première

Je me suis présenté, seul, au Théâtre du Nouveau Monde le jeudi 5 mai 2022, qui passera dans les annales comme le soir de la création de la 39e pièce originale (si mon compte est bon) de Michel Tremblay.

Il faut que le public sache qu’un soir de première au TNM est un événement qui rivalise toujours avec la pièce qu’on y joue. Quand on arrive, le hall est rempli de gens qui se font la bise et de grandes accolades, parlant fort et avec l’enthousiasme des retrouvailles d’un conventum. Aussi, il y a sur place de nombreux journalistes qui tentent de tirer des confidences aux nombreuses vedettes invitées. Leurs photographes suivent pour une petite photo et, à la fin, ça fait beaucoup, beaucoup de photos.

En ce qui me concerne, je parviens généralement à me faufiler, mais là, je me suis retrouvé face à face avec Serge Denoncourt, ci-devant metteur en scène de Cher Tchekhov. Je ne l’avais pas vu depuis des années. Je serais tombé sur Alfred Hitchcock que je n’aurais pas été plus surpris.

J’ai été impressionné par sa stature imposante, le chic de ses vêtements et son éternelle compulsion pour la cigarette. Notre bref échange m’a permis d’apprendre qu’il retournait bientôt en Europe pour un nouveau projet, et qu’il est l’artisan des deux spectacles qui marchent le mieux en France présentement, un inspiré des chansons de Michel Sardou et l’autre sur Bernadette Soubirous. On est quand même loin du monde de Tremblay!

Lorsque je lui dis que je suis demeuré actif depuis ma retraite de Radio-Canada, que j’écris désormais pour Avenues.ca (webmagazine qu’il ne connait pas), il me dit: «Alors, tu aimais ça pour vrai!» C’est ainsi que notre conversation s’est terminée, happé qu’il a été par sa sœur Suzie qui arrivait sur l’entrefaite.

En me retournant, je vois Danièle Lorain, que je m’empresse de féliciter pour le documentaire télé qu’elle a fait sur Denise Filiatrault, mettant en vedette, outre sa mère, le dramaturge Michel Tremblay et le réalisateur Denys Arcand. Le temps qu’un photographe me prenne en photo avec Danièle Lorain, voilà qu’arrivent Denys Arcand et sa femme, Denise Robert. Je suis pris entre les trois et les photographes. Pour vous donner une idée, je me sentais comme la boule du flipper.

Une autre photo dans le hall, cette fois avec l’acteur Patrice Coquereau et son chum, avec qui je suis allé à l’école primaire. Nous étions, Louis et moi, dans la même classe qu’Henri Chassé, qui tient un rôle de première importance dans la pièce. Je ne vous le fais pas dire, le monde est petit.

J’ai finalement regagné mon siège, et c’est avec Patrick White, professeur à l’UQAM, celui qui a été le premier à me donner une chance en journalisme écrit au Huffington Post, que j’ai jasé en attendant que la pièce commence, avec beaucoup de retard, il va sans dire, comme à tous les soirs de première.

Coup de théâtre

Quand finalement tout le monde est assis, nous voyons surgir Serge Denoncourt du fond de la salle, accompagné d’une bonne quinzaine de jeunes personnes. On comprend vite que cela ne fait pas partie du spectacle.

Le metteur en scène, reconnu pour être friand de coups de gueule, a pris sur lui de permettre à des étudiants en théâtre qui manifestaient devant l’entrée du TNM de nous adresser la parole. Ils sont tous masqués. Autrefois, ça aurait été intimidant, mais aujourd’hui tout le monde se cache derrière un masque!

Le leader, qui parle avec le nouvel accent du Plateau, l’accent français, scande que le TNM, qui fête ses 70 ans, n’a plus rien de nouveau. «Ce théâtre s’affaiblit de sa consanguinité… Il fait du gentil divertissement pour les élites… Il est en train de mourir en étant coupé du peuple.» Il invoque Jean-Pierre Ronfard, qui disait que «le théâtre doit être une invitation à la révolution permanente». Il termine en volant le punch de Lorraine Pintal, en nous suggérant de développer nos bonbons avant le début du spectacle. Tout ça ressemble à un coup de force d’opérette.

La harangue suscite tout de même des rires et des applaudissements clairsemés. Malaise ou cynisme? Difficile à dire, les soirs de première, il n’y a pas tant de vrai monde dans la salle. En fait, nous sommes tous plus ou moins visés. Y compris moi, ça fait quand même 33 ans que je fais mon pain et mon beurre à parler du travail des artistes à Montréal. Disons que lorsque Gilles Renaud arrive sur scène (on a l’impression que c’est Tremblay qui se pointe), il y a comme de l’interférence dans notre écoute. Et si l’élément perturbateur avait raison?

Quelle famille!

Dans Cher Tchekhov, Michel Tremblay joue au guide. Il nous fait visiter l’architecture d’un texte qui lui a donné du fil à retordre, qu’il a même longtemps condamné à moisir dans le fond d’un tiroir.

Au départ, l’auteur voulait rendre hommage au dramaturge russe, à qui il voue une grande admiration. Il emprunte alors à Tchekhov l’idée d’une rencontre familiale dans une grande maison de campagne autour d’une table bien garnie. Le voilà lancé.

Photo: Yves Renaud

À l’occasion de l’Action de grâce, Marie (Maude Guérin), membre d’une famille constituée d’artisans du théâtre, veut raviver le souvenir de leur mère à tous. Elle savait si bien recevoir, avec champagne, verres de jus de tomate en entrée et dinde rôtie comme plat principal! Le menu sera le même, mais la mère n’est plus là pour tempérer ses enfants. Maintenant qu’ils sont grands, populaires ou déchus dans leur métier, ils se parlent en s’envoyant les pires vacheries.

Photo: Yves Renaud

Michel Tremblay excelle dans l’art d’écrire ce genre de répliques assassines ou pleines de dérision. Et comme ils pataugent tous dans le monde du drame et du guignol, ils sont, chacun à leur façon, spectaculaires dans leur manière de se picosser.

Parce que le journaliste qui va voir un spectacle pour le commenter est aussi un être humain, je confesse que cette toile de fond m’a particulièrement secoué, étant moi-même, ce jour-là, au centre d’une saga familiale autour d’un repas commémoratif que j’ai souhaité organiser avec ma propre famille. Il n’y a pas de comédiens parmi mes proches, mais je peux dire qu’encore une fois, Michel Tremblay réussit à décrire quelque chose de terriblement universel.

Photo: Yves Renaud

L’éléphant dans la pièce

C’est maintenant le temps de parler de l’éléphant dans la pièce.

Pour lui donner du oumf, régler des comptes ou se débarrasser d’une crotte sur le cœur, je ne sais pas quelle hypothèse l’emporte sur l’autre, l’auteur de Cher Tchekhov a pimenté son texte en ajoutant à sa galerie de personnages un critique de théâtre. Aussi bien dire, le diable en personne.

Christian (Mikhaïl Ahooja) est le nouveau chum de Claire (Anne-Marie Cadieux), la plus populaire des artistes de la famille. Il s’avère que le scribe a déjà fait un très mauvais parti à son frère Benoit (Henri Chassé), qui n’a jamais digéré la chose. Le face-à-face sera brutal.

Photo: Yves Renaud

De la manière dont le texte se présente à nous, on comprend bien que c’est Jean-Marc (Gilles Renaud), donc en définitive Michel Tremblay, qui met les mots dans la bouche de Benoit quand il exprime son peu d’estime pour ceux qui ont comme fonction de renoter le travail des artistes. On sent parfaitement la satisfaction de l’auteur de mettre le journaliste KO.

Soyons honnêtes, Michel Tremblay a aussi la générosité de donner un peu de colonne au personnage de Christian.

Encore une fois, si vous le permettez, impossible pour votre humble serviteur de ne pas se sentir interpellé. J’ai déjà été très sévère pour une pièce de Michel Tremblay. M’en a-t-il voulu? S’en souvient-il? Je ne sais pas. Il n’en a jamais été question entre nous. Comme Messe solennelle pour une pleine lune d’été, créée chez Duceppe en février 1996, n’a jamais vraiment été reprise, je me suis toujours dit que je n’avais probablement pas eu tort. Je suis d’accord avec le personnage de Christian quand il suggère qu’un auteur ne peut pas toujours être à la hauteur de ses chefs-d’œuvre, et qu’il faut avoir l’honnêteté de le dire quand on le pense.

Photo: Yves Renaud

Cinquième temps

Ce qui m’amène au cinquième temps. Dans Cher Tchekhov, Michel Tremblay nous parle directement. De son art d’abord: comment il raffine ses répliques, joue avec les scènes, essaye des formules, fait appel à ses vieux trucs pour affirmer sa signature. On voit tout ça devant nous, et c’est comme un cadeau. La pièce a quelque chose de la leçon de maître.

Il nous parle aussi de ses combats: celui devant la page blanche, la concurrence que lui livrent les auteurs plus jeunes, la difficulté de faire du nouveau, la détermination qu’il faut pour ne pas abdiquer, et l’inlassable lutte contre le temps qui fait de nous des vieux.

Photo: Yves Renaud

Et ce qui m’a immensément touché, c’est l’aveu qu’il nous fait de souffrir énormément des mauvaises critiques. Au point de se retrouver en petite boule en pensant qu’il ne vaut plus rien. On croirait qu’avec tous les prix, les honneurs, les succès ici et à l’étranger, il aurait développé une carapace. À la lumière de ce texte, manifestement, non. J’ai reconnu là un des symptômes du syndrome de l’imposteur qui me fait souvent la vie dure.

Michel Tremblay nous a raconté un beau conte à sa manière. Et franchement, c’est émouvant de voir s’épancher cet homme de bientôt 80 ans. Pour le dire en un mot de jeune: respect!

J’aurais aimé pouvoir, comme le Jean-Marc de la pièce, laisser mon texte dans un tiroir et y revenir plus tard pour le remanier au besoin. Mais dans mon métier, il y a des heures de tombée et l’on doit vivre pour le reste de nos jours avec la portée de nos écrits, comme les auteurs, du reste. Et personnellement, avec aussi la hantise de la critique.

Jean-François Gratton

Un livre testament pour l’artiste René Derouin

Il y a six mois, je vous parlais de Territoires des Amériques, un documentaire full dome racontant en mode immersif les 60 ans de carrière de l’artiste René Derouin.

Eh bien, Territoires des Amériques est maintenant aussi un livre. En fait, il s’agit de la transcription des trois jours d’entrevue que René Derouin a donnés au réalisateur Patrick Bossé pour les besoins du film. Évidemment, pour resserrer le propos, beaucoup de détails ont été coupés au montage. L’ouvrage, lui, laisse toute la place à la pensée de l’artiste, à sa parole riche, à sa mémoire sans failles.

Lors du lancement, mardi, j’ai entendu René Derouin dire, en dédicaçant un exemplaire, que c’était en quelque sorte son testament. Il y a effectivement dans ce livre de 300 pages le résumé d’une vie menée aux quatre coins du monde, mais principalement en terre d’Amérique, ce territoire qui l’a fabriqué comme homme et comme artiste.

René Derouin, qui a eu 86 ans dernièrement, fait partie d’une classe à part. Peu d’artistes ont aussi bien documenté leur propre travail dans une langue aussi simple et accessible. Voilà de la belle lecture à s’offrir.

Si vous n’avez pas encore vu le film Territoires des Amériques, sachez que la Société des arts technologiques, boulevard Saint-Laurent, l’a remis à l’horaire, du mardi au samedi à 17h jusqu’au 20 mai.