La chronique Culture avec Claude Deschênes

Auteur(e)
Photo: Martine Doucet

Claude Deschênes

Claude Deschênes collabore à Avenues.ca depuis 2016. Journaliste depuis 1976, il a fait la majeure partie de sa carrière (1980-2013) à l’emploi de la Société Radio-Canada, où il a couvert la scène culturelle pour le Téléjournal et le Réseau de l’information (RDI). De 2014 à 2020, il a été le correspondant de l’émission Télématin de la chaîne de télévision publique française France 2.On lui doit également le livre Tous pour un Quartier des spectacles publié en 2018 aux Éditions La Presse.

Antigone: la tragédie grecque d’une famille immigrante montréalaise

Vous rappelez-vous de l’effet que vous ont fait les films Incendies de Denis Villeneuve en 2011 et Monsieur Lazhar de Philippe Falardeau en 2012? Préparez-vous à être aussi remué par Antigone, qui prend l’affiche cette semaine.



Puissant et maîtrisé, ce long métrage de Sophie Deraspe a tout ce qu’il faut pour entrer dans la courte liste des films phares du cinéma québécois. Déjà, il a remporté le prix du meilleur film canadien au Festival international du film de Toronto (TIFF). Il a aussi été choisi pour représenter le Canada dans la course à l’Oscar du meilleur film en langue étrangère. L’excellente rumeur qui entoure ce morceau de bravoure devrait maintenant se traduire en succès en salle.

Malgré son titre qui nous renvoie à la Grèce antique, Antigone est un film québécois qui se passe dans la réalité multiculturelle montréalaise d’aujourd’hui. Antigone, le personnage central, est une adolescente de secondaire V qui réussit particulièrement bien à l’école. À la maison, elle partage sa vie avec sa sœur et ses deux frères. Leurs parents sont morts, assassinés en Algérie tout juste avant l’exil de la famille au Canada. Il reste, pour veiller sur eux, une grand-mère qui tente de perpétuer sous son nouveau toit les traditions du pays d’origine. Le clan est tricoté serré, soudé en toute situation. Priorité à la solidarité familiale. On serait dans la même situation qu’on ferait pareil.

Une Antigone prenante

Le jour où le fils aîné de cette famille immigrante est tué par la police lors d’une arrestation qui n’est pas sans rappeler l’affaire Fredy Villanueva, le monde d’Antigone bascule. Devant ce drame qu’elle trouve injuste pour sa famille, elle se porte à la défense de ses frères en commettant un geste illégal qu’elle assume au détriment de son propre avenir. Sa défense tient en ces mots: «Mon cœur me dit d’aimer mon frère». Rarement voit-on au cinéma un personnage aussi entier et intègre, aussi déterminé à vivre selon ses convictions et son sens de la loyauté.

Dès les premières images, on est subjugué par Antigone grâce à Nahéma Ricci, une jeune comédienne montréalaise de 21 ans qui connaîtra certainement un départ canon grâce à ce premier rôle majeur au cinéma. Sa présence à l’écran est incandescente. À plusieurs reprises, elle nous fixe le squelette à notre fauteuil et nous remplit d’émotions. On aura pour son personnage de la compassion, de la sympathie et beaucoup d’admiration.

Un film qui sonne vrai

Il faut dire qu’Antigone repose sur un scénario extrêmement solide qui se déploie sous nos yeux avec limpidité. Oui, Sophie Deraspe est partie d’un texte éprouvé du répertoire classique, mais elle a su en faire un récit d’aujourd’hui. Le fait que les personnages aient les mêmes prénoms que dans la pièce de Sophocle (Antigone, Ménécée, Ismène, Polynice, Étéocle) confère à ce film un caractère universel, même si le récit est solidement ancré dans la réalité québécoise.

Pour être certaine que la famille d’Antigone soit crédible, la réalisatrice a pris un soin maniaque à choisir ses acteurs. Quelque 300 personnes ont été vues en audition; celles qu’elle a retenues crèvent l’écran. Ces comédiens pourraient tous reprendre les mots de Zaz lorsqu’elle chante «bienvenue dans ma réalité». On a déjà parlé de Nahéma Ricci, Montréalaise d’origine tunisienne, mais il y a aussi Rachida Oussaada, qui vient de la Kabylie comme son personnage de la grand-mère, Nour Belkhiria, Tunisienne d’origine, Hakim Brahimi, natif d’Alger, et Rawad El-Zein, né à Montréal de parents libanais. Même s’ils en sont tous à leurs débuts au cinéma, il n’y a aucun décalage entre leur jeu et celui des vedettes québécoises (Paul Doucet, Benoît Gouin, Antoine Desrochers) qui leur donnent la réplique avec leur brio habituel.

Brillant aussi dans la forme

Il n’y a pas que les comédiens qui soient crédibles. Les différents univers qui s’opposent dans ce conte, qu’on pense à la famille immigrante, la police, la justice, le milieu carcéral, l’école, sont d’un réalisme qui nous interpelle. Sophie Deraspe, qui assume également la direction de la photographie, a donné une couleur à chacun de ces univers, ce qui agit sur notre perception. La chaleur du milieu familial se traduit par des couleurs vibrantes alors que les scènes d’interrogatoire se déroulent dans un environnement d’un bleu froid et celles à la cour dans un blanc clinique à l’image du manque d’empathie du système judiciaire.

Antigone n’a pas été fait dans un bloc monolithique et c’est ce qui fait sa force. Par moments, le film s’échappe de la stricte représentation de la réalité pour flirter avec la poésie, le fantastique ou la musique. Par exemple, en remplacement des chœurs antiques d’autrefois, on a droit à deux scènes qui empruntent au genre du vidéoclip. Le résultat, mélange de musique rap, chorégraphies et graffitis, est d’une efficacité redoutable pour camper les enjeux et donner du rythme à l’histoire.

Comme Myriam Verreault l’a fait avec Kuessipan, Sophie Deraspe nous montre un monde qu’on voit trop peu au cinéma québécois. Le portrait qu’elle nous fait de cette famille arrive à point nommé dans le débat actuel sur l’immigration. On gagne à se faire raconter combien il peut être difficile de s’intégrer à un pays qui nous tourne le dos.