Médium saignant de Françoise Loranger, saison 1976-1977. Photo: Facebook Théâtre Duceppe

Duceppe: un géant et son théâtre, un legs qui a 50 ans

Plusieurs de ceux qui ont fait les discours les plus enflammés sur la fierté d'être Québécois sont des géants en allés. On souligne même leur centenaire. Ç’a été le cas de Camille Laurin le 6 mai dernier, celui de René Lévesque viendra le 24 août, alors que pour Jean Duceppe ce sera le 25 octobre 2023. C’est de ce dernier et de son legs, la compagnie de théâtre qui porte son nom depuis 50 ans, dont je veux vous parler aujourd’hui.



Jean Duceppe, il faut le rappeler, a été de son vivant un phénomène. Né Hotte, il est le cadet d’une famille de 18 enfants. À la mort de ses parents, il est élevé par sa sœur aînée et son mari, Rosaire Duceppe, de qui il prendra le patronyme.

Un comédien prolifique

Autodidacte, cet enfant du Faubourg à m’lasse deviendra un des plus grands comédiens de l’histoire du Québec. D’abord chez les classiques, le Rideau Vert, le Théâtre du Nouveau Monde (TNM), et ensuite à la télévision et dans des théâtres plus populaires qu’il fondera pour y présenter des pièces qui ressemblent à un public ayant les mêmes origines modestes que les siennes.

En 1962, il crée le Théâtre des Prairies à Joliette, où il offrira pendant 20 ans du théâtre d’été. Le reste de l’année, on le voit beaucoup à la télé. Qui, de la génération FADOQ, ne se souvient pas de son personnage du père Lafeuille dans le téléroman Rue des Pignons? De sa présence dans Terre humaine?

Dans les années 1970, Jean Duceppe s’affiche comme un fervent indépendantiste. Il fait aussi sa marque au cinéma. Il tourne un des films les plus acclamés de l’histoire du cinéma canadien, Mon oncle Antoine de Claude Jutra. Il sera aussi de Bingo et du film Les colombes de Jean-Claude Lord, en plus de jouer des rôles plus grands que nature au théâtre. Parmi ses faits d’armes: Willy Loman dans La mort d’un commis voyageur de Arthur Miller, Maurice Duplessis, dans Charbonneau et le Chef.

Photo: Facebook

Création du Théâtre Jean-Duceppe

On peut dire que cette pièce de John Thomas McDonough, créée le 4 mars 1971 à Québec, a contribué à la création du Théâtre Jean-Duceppe à Montréal. À l’époque, il n’y avait pas d’institution dédiée à un théâtre résolument nord-américain et populaire pour accueillir ce type de répertoire. Jean Duceppe créera ce lieu, et jouera Charbonneau et le Chef dans la métropole à partir de novembre 1973. Ce lieu s’appelait à l’époque le Théâtre Port-Royal de la Place des Arts. La toponymie s’est chargée de rebaptiser cette immense salle de 800 places du nom du comédien en 1991, l’année suivant sa mort.

Michel Dumont lui succède et devient le nouveau maître des lieux. L’immense acteur et redoutable traducteur, qui a grandi aux côtés de son mentor, garde le cap. Sous sa gouverne, le Théâtre Jean-Duceppe perpétuera la tradition voulant qu’on favorise le répertoire anglo-saxon en traduction maison, et le théâtre québécois.

Michel Tremblay verra sept de ses pièces créées sur cette scène (de Sainte Carmen de la Main à Enfant insignifiant en passant par La maison suspendue). Sur ce même plateau naîtront Le chemin des passes dangereuses et Sous le regard des mouches de Michel-Marc Bouchard. Broue connaîtra la consécration chez Duceppe. Claude Meunier s’y révèlera auteur de théâtre (Les voisins). Marie Laberge sera une auteure régulièrement jouée (Le faucon, Oublier, C’était avant la guerre à l’Anse-à-Gilles).

Oublier de Marie Laberge, saison 1987-1988. Photo: Facebook Théâtre Duceppe

50 ans plus tard...

Cinquante ans plus tard, que reste-t-il de cet héritage, depuis que la maison est dirigée par le tandem Jean-Simon Traversy et David Laurin?

Un des avantages avec une direction bicéphale, c’est qu’il y a toujours quelqu’un de disponible pour les entrevues. Pour moi, on a délégué David Laurin, que j’ai connu à l’époque où il dansait tout nu pour l’enfant terrible de la danse Dave St-Pierre. Du haut de ses 39 ans, il m’a convaincu que les 50 ans d’ADN de la compagnie Duceppe n’ont pas été altérés depuis le changement de garde, en 2017.

«Moi, je me considère à 100% comme le fils spirituel de Duceppe, lance d’emblée David Laurin. Quand j’étais à l’école de théâtre comme étudiant, on me disait "toi, tu vas travailler chez Duceppe, tu vas jouer là, tu vas faire des traductions là". Pendant nos études, Jean-Simon et moi, on avait les mêmes réflexions que Jean Duceppe a eues. Est-ce que le théâtre s’adresse juste à l’élite? Quand il a commencé le métier, M. Duceppe a souvent eu l’impression de ne pas faire le bon métier parce que le théâtre s’adressait trop souvent à une élite. Lui, il voulait raconter de bonnes histoires qui parlent au plus large public. Pour nous, il y a une noblesse là-dedans même si des fois ça peut être regardé de haut par les intellectuels, les journalistes, le Conseil des arts. Nous, on veut que nos parents et nos amis viennent voir nos spectacles et qu’ils aiment ça. On ne veut pas que ça devienne un théâtre où on se casse la tête.»

En 2022-2023, la compagnie Duceppe n’offrira que des créations, notamment Showtime - Une grosse pièce de théâtre, une création collective qui sera peut-être le Broue ou Les voisins des années 2020.

Dans le genre «production très ancrée dans la vie ordinaire», le tandem à la direction artistique attend beaucoup de la version théâtrale du film Gaz Bar Blues de Louis Bélanger. Une histoire de gars de garage qui avait fait fureur au cinéma auprès d’un large public.

Duceppe accueillera également sur sa scène la création d’un spectacle de Robert Lepage sur la vie du peintre Jean-Paul Riopelle, qui sera centenaire en 2023, comme Jean Duceppe.

David Laurin. Photo: Facebook Théâtre Duceppe

De nouvelles façons de faire

Là où la donne a beaucoup changé chez Duceppe, c’est dans le mode de production. Les deux gestionnaires n’ont pas hésité à essayer des affaires pendant la pandémie, comme de petites pièces de 50 minutes présentées à l’heure de l’apéro ou des résidences pour donner le temps à des productions en gestation de donner le meilleur fruit. C’est ainsi qu’est née la pièce Mama de Nathalie Doummar, qui émigrera en septembre sur la grande scène comme spectacle d’ouverture de la saison.

«Chez Duceppe, il y a eu des époques où le texte était de l’avant, et d’autres où c’était plus l’acteur. On a voulu revenir aux textes parce que c’étaient les meilleures années de la compagnie, quand on s’appuyait sur le texte. On voulait revenir à ça dans notre échelle de valeurs, faire découvrir aux gens de nouveaux acteurs, de nouveaux créateurs, tout en maintenant la ligne de l’accessibilité qui était si chère à M. Duceppe», dit David Laurin.

Amélie Duceppe, petite-fille de Jean Duceppe, est une des rares du nom à toujours travailler pour cette compagnie jadis très familiale. Celle qui occupe le poste de directrice générale partage la vision très ancrée dans la réalité d’aujourd’hui de ses collègues de la direction artistique:

«Mon grand-père était très engagé politiquement, avec un idéal fort de social-démocratie. Il souhaitait que les histoires racontées dans son théâtre fassent œuvre utile dans la communauté. Comme nous, aujourd’hui. Il souhaitait que les gens qui n’avaient pas accès à la scène puissent être entendus. On fait pareil en tendant la main entre autres aux artistes issus de minorités, pour que le public d’aujourd’hui, plus métissé, puisse toujours se reconnaître, être touché, et avancer de façon solidaire.»

En tout cas, l’équipe est parvenue à traverser la pandémie sans sombrer. Au contraire même, la santé financière est très encourageante, confie David Laurin.

«Ça va mieux au chapitre de la vente des billets. On remplit de plus en plus nos salles. Avec un nouveau public. Avec des abonnements en hausse. Ce qui n’est pas un phénomène normal présentement dans la société occidentale. On s’est aussi rapprochés des autres théâtres. La pandémie nous a obligés à travailler tous ensemble, ce qui n’existait pas auparavant.»

Parmi les décisions qui permettent d’améliorer la situation financière de la compagnie, il y a eu la décision de renoncer à maintenir une réserve pour les décors.

«On laisse partir notre entrepôt cette année, annonce David Laurin. On a passé le flambeau à une entreprise qui s’appelle Écoscéno. Ils font de la récupération de matériaux pour la scène et ils nous aident à être plus écoresponsables. Tous nos accessoires nous coûtaient très cher à stocker dans un entrepôt de l’est de la ville. Pourquoi on gardait ça? Pour le réutiliser dans peut-être 20 ans? Aujourd’hui, le Quat'Sous ou le Rideau Vert peuvent y avoir accès aussi. Alors, adieu cuisinières et frigos des années 1950, divans vintage, lampes d’autrefois, on a légué ce patrimoine, et ça nous libère d’un poids, tout en soulageant nos finances. Écoscéno, c’est comme si c’était notre entrepôt, mais on y va en location.»

Et pour terminer, puisqu’on est la veille du 24 juin, revenons aux convictions nationalistes de Jean Duceppe. «Affirmer haut et fort notre identité québécoise unique en Amérique du Nord était très important pour mon grand-père, et cela passait entre autres par faire écrire des traductions d’ici pour les pièces américaines qu’il présentait. Cela semble une évidence aujourd’hui, mais en pleine révolution tranquille, c’était vraiment une proposition audacieuse qui a résolument permis de démocratiser le théâtre», dit Amélie Duceppe.

Cinquante ans plus tard, on peut dire que les convictions du comédien aux yeux bleu ciel n’ont pas été sans lendemain. Son héritage est encore une institution à notre image et une invitation à être fiers de ce que nous sommes.