La chronique Voyage de Marie-Julie Gagnon

Auteur(e)
Photo: Mélanie Crête

Marie-Julie Gagnon

Auteure, chroniqueuse et blogueuse, Marie-Julie Gagnon se définit d’abord comme une exploratrice. Accro aux réseaux sociaux (@mariejuliega sur X et Instagram), elle collabore à de nombreux médias depuis une vingtaine d’années et tient le blogue Taxi-brousse depuis 2008. Certains voyagent pour voir le monde, elle, c’est d’abord pour le «ressentir» (et, accessoirement, goûter tous les desserts au chocolat qui croisent sa route).

Zone d’inconfort?

Il y a les images qui font rêver. Les paysages grandioses, le sens de l’accueil, le métissage des cultures, la cohabitation harmonieuse des religions. Il y a aussi l’odeur des pots d’échappement et les dépotoirs à ciel ouvert. L'héritage colonial, parfois encore plus lourd que l'air ambiant. Et tant de chocs, grands et petits, qui bousculent notre vision du monde, peu importe le nombre de fois où l'on a foulé son sol orangé.



Voyager au Sénégal n’est pas de tout repos. Ce n’est pas une contrée qui se laisse effleurer: choisir cette voie vous ramènera rapidement à son inexorable lenteur. La parcourir au rythme occidental est peine perdue. Ses codes ne sont pas écrits, mais ils sont partout: dans les gestes de ses habitants, dans les billets glissés aux policiers qui arrêtent les automobilistes pour un tout ou pour un rien (surtout pour un rien) sur la route, dans les regards désobligeants jetés à celles qui osent sortir trop peu vêtues, dans les «oui» qui veulent parfois dire «je n’ai rien compris, mais je ne veux pas t’offusquer».

Sur la route entre Mbodiène et Mbour. Photo: Marie-Julie Gagnon

Le Sénégal des campagnes n’est pas celui des villes. Tout est ardu. Se déplacer prend parfois des allures de parcours du combattant. Pour aller retirer de l’argent dans un guichet de la ville la plus proche, on doit d’abord trouver une voiture avec chauffeur, les fameux «clandos», système parallèle de transport collectif toléré, mais pas toujours sécuritaire. Entre Mbodiène et Mbour, sur la Petite-Côte, ce ne sont pas des nids de poule qu’on traverse, mais plutôt d’autruche! Sans parler des dos d’âne, pas toujours bien visibles à l’avance, des vaches qui surgissent parfois des champs, des charrettes, des camions et autres véhicules agricoles souvent rudimentaires qui se déplacent cahin-caha. Je ne recommanderais à aucun étranger de conduire lui-même sur ces routes où tout est possible, sauf ce qui s’apparente à une règle.

Scène de rue à Mbourg. Photo: Marie-Julie Gagnon

L’eau courante est parfois un mirage. Quelques gouttes sortent du robinet, et soudain, plus rien. La nuit venue, les villageois de certains secteurs doivent remplir des seaux qui serviront à se doucher, à faire évacuer les excréments des toilettes et à toutes autres tâches pour le jour suivant.

Traditionnellement, les repas se prennent dans un grand bol commun. On mange avec la main droite ou avec une cuillère. Au menu: beaucoup d’huile de palme, de viande, de poisson et de fruits de mer, selon les budgets. Pas question de s’attacher à la poule qui gambade près de la maison ou au cochon qui roupille sous le citronnier: ils se retrouveront tôt ou tard dans l’assiette. Les chocs ne sont pas toujours ceux auxquels on s’attend.

Mafé, plat à base de bœuf et de sauce aux arachides. Photo: Marie-Julie Gagnon

Les changements climatiques sont bien palpables ici aussi. «Quand j’étais petite, en décembre, nous avions froid en partant pour l’école, se rappelle ma belle-sœur. Maintenant, il fait toujours chaud.» Le mercure a frôlé les 37 degrés pendant que j’assistais à un mariage. J’ai beau bien tolérer la chaleur d’habitude, je me suis retrouvée sous le ventilateur d’une chambre d’hôtel, au bord de l’insolation, à peine la noce commencée. Crapahuter sans se tartiner d’un bon écran solaire nous garantit le teint d’une dinde de Noël – ou d’un homard.

Bien voraces, les moustiques m’ont semblé plus gourmands que jamais cette année. Oui, les antipaludéens sont nécessaires, même dans une période où, généralement, les bestioles volantes sont moins nombreuses. J’ai beau me couvrir autant que possible, chaque petit bout de peau sans tissu devient le bar ouvert de tout «mvni» des environs («moustique volant non identifié»). Ils sont petits et piquent sans même qu’on s’en rende compte. C’est plus tard, en proie à l’irrépressible envie de se gratter, qu’on réalise qu’ils se sont offert de sacrées rasades de sang.

De l’indolence à la colère

Le Sénégal m’épuise autant qu’il me révolte. J’oscille constamment entre l’envie d’aller faire la sieste et celle de hurler. Ma colère est celle de l’impuissance. Comment des policiers peuvent-ils soutirer constamment des billets aux conducteurs au vu et au su de tous sans que personne ne puisse rien faire? Comment la corruption peut-elle à ce point faire partie de la vie qu’on en vienne à obéir sans la remettre en question? Pourquoi l’eau, qui n’était pas un problème lors de mes premiers séjours au village, il y a deux décennies, devient-elle si rare? Comment une mine dont on voit les effets concrets sur la santé des habitants et de la nature peut-elle continuer à faire la loi? Le Sénégal me pousse chaque fois dans mes derniers retranchements.

Côté politique, les derniers mois n’ont pas été de tout repos au Sénégal. Réputé pour être le pays le plus stable d’Afrique de l’Ouest, il s’est embrasé à quelques reprises, notamment à cause des différends entre le président Macky Sall et son principal rival, Ousmane Sonko. Les élections de février 2024 risquent d’être déterminantes pour la suite des choses.

Vaches sur la route de Mbour. Photo: Marie-Julie Gagnon

Alors, au-delà de la famille, pourquoi j’aime tant m’y rendre malgré tout? Parce qu’aucun maquillage n’y tient bien longtemps. Parce qu’en mettant constamment notre patience à rude épreuve, il nous force à ralentir le pas. À aller à l’essentiel, qui n’est clairement pas toujours visible pour les yeux. À goûter autrement, quitte à grimacer un peu. À remettre en perspective nos petits caprices ordinaires. À ressentir le poids de l’histoire autant que la détresse du présent. À se rappeler qu’on a tous une part de responsabilité dans ce que vit l’autre, même à l’autre bout de la terre.

Thiéboudiène, un plat traditionnel. Photo: Marie-Julie Gagnon

Aussi parce que même si la plage est jonchée de déchets, elle reste l’une des plus belles au monde. Que l’eau de l’océan qui a emporté la vie de tant d’esclaves il y a quelques siècles et de migrants entassés comme des sardines à bord d’embarcations douteuses peut être encore la source de grands bonheurs.

Même si la plage est jonchée de déchets, elle reste l’une des plus belles au monde. Photo: Marie-Julie Gagnon

Que les acquis des uns sont le rêve des autres. Que tout est relatif, même la température. Pour cette teranga – hospitalité, en wolof – bien réelle. Pour les crevettes exquises, le thiof (mérou) grillé, les baobabs et les lézards (j’adore les lézards). Et parce que se prendre une claque de temps en temps est un bon rappel à l’ordre, peu importe notre aisance à naviguer dans un certain chaos.

Assiette de crevettes achetées directement aux pêcheurs et thiéboudien, plat typique sénégalais.

P.S.: Mon conseil, si vous allez au Sénégal: faites affaire avec une agence de voyages, qui vous simplifiera grandement la vie. La logistique sur place peut être franchement complexe pour les non-initiés (et même pour les initiés!).

Mariée à un Sénégalais depuis 21 ans, Marie-Julie Gagnon s’est rendue sur le continent africain à plusieurs reprises. Dans cette série de trois chroniques, elle partage ses observations et son ressenti lors de son plus récent voyage en décembre 2023. Lisez la première partie ici.