La chronique Voyage de Marie-Julie Gagnon

Auteur(e)
Photo: Mélanie Crête

Marie-Julie Gagnon

Auteure, chroniqueuse et blogueuse, Marie-Julie Gagnon se définit d’abord comme une exploratrice. Accro aux réseaux sociaux (@mariejuliega sur X et Instagram), elle collabore à de nombreux médias depuis une vingtaine d’années et tient le blogue Taxi-brousse depuis 2008. Certains voyagent pour voir le monde, elle, c’est d’abord pour le «ressentir» (et, accessoirement, goûter tous les desserts au chocolat qui croisent sa route).

Paradis perdu?

Certains lieux deviennent des marqueurs de temps. Chaque fois qu’on les visite, on se rappelle la personne qu’on était lors des séjours précédents. Aux histoires intimes se superposent de multiples couches liées à l’évolution du lieu. Parfois, même si on sait qu’on ne peut revenir en arrière, on se dit que oui, c’était mieux avant… Et pas seulement parce qu’on n’a plus l’énergie de nos vingt ans.



C’était en 2003. Mariée depuis peu, je découvrais la plage idyllique près de laquelle mon mari a grandi à Mbodiène, sur la Petite Côte du Sénégal. Pour s’y rendre, il fallait traverser une lagune, où nous croisions souvent des pêcheurs. Ce jour-là, nous avons marché lentement sur plus de quatre kilomètres de sable blond sans croiser plus de trois ou quatre touristes.

Cette plage immaculée a continué de me faire rêver pendant des mois, voire des années, au retour. La retrouver, à chacun de nos séjours, me comblait autant que de voir mon mari retomber en enfance en l’apercevant. Ses tempes grisonnantes disparaissaient dès qu’elles touchaient l’écume. Il était chez lui.

La plage près de laquelle mon mari a grandi à Mbodiène, sur la Petite Côte du Sénégal. Photo: Marie-Julie Gagnon

Puis, après un hiatus de cinq ans, le choc. Couverte de déchets, la plage faisait beaucoup moins rêver. En scrutant les cochonneries charriées par la mer, nous avons rapidement constaté qu’il ne s’agissait pas seulement de mauvaises habitudes des habitants du coin. Des bouteilles de plastique qui avaient traversé l’océan jonchaient l’étendue de sable jadis vierge. Des déchets avec des bouts d’étiquettes en différentes langues étaient disséminés à perte de vue. Que s’était-il donc passé?

À cette époque, on parlait déjà abondamment du 7e continent, ce monstre de plastique du nord de l’océan Pacifique qui faisait environ six fois la taille de la France. Mais des débris s’agglomèrent aussi ailleurs en raison des tourbillons d’eau générés par les courants marins dominants. «Chaque année, on déverserait 8 millions de tonnes de plastique dans les océans», rapporte le ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs.

«La provenance de ces débris est diverse: matériel de pêche abandonné, microparticules de plastique provenant de plus larges débris décomposés, produits de beauté, vêtements, etc. De plus, plusieurs débris relâchés dans la mer à la suite d’un tsunami ou d’inondations dérivent et sont pris dans ces courants. Il est difficile de connaître la taille exacte de ces continents de plastique, mais les experts auraient récemment avancé qu’environ 1,6 million de kilomètres carrés seraient couverts de débris.»

Résultat: poissons, mammifères et oiseaux marins se déplacent à travers les déchets et s’en nourrissent, entraînant de nombreuses blessures, quand ce n’est pas carrément la mort. Les tortues, par exemple, confondent les sacs de plastique avec des méduses.

Crabes violonistes près de la lagune. Photo: Marie-Julie Gagnon

À Mbodiène, certains propriétaires des maisons qui bordent la lagune embauchent parfois des ados pour nettoyer les plages. L’Association des Riverains de Mbodiène (ARM) organise aussi des corvées de nettoyage de la plage une fois par mois. 

À plus grande échelle, des organismes effectuent des corvées de nettoyage un peu partout. Chercheurs et associations se penchent aussi sur des pistes de solutions. Fondé par un jeune néerlandais, Boyan Slat, Ocean Cleanup utilise, par exemple, une technologie développée par 75 ingénieurs qui érige des espèces de frontières flottantes afin de rassembler les débris au même endroit pour les retirer plus facilement de l’eau. La recherche de solutions est locale, mais aussi globale.

Bateaux dans la lagune qu’on doit traverser pour se rendre à la plage. Photo: Marie-Julie Gagnon

Une mine qui détruit l’écologie et la santé des habitants

L’état de la plage n’est pas le seul problème bien visible à Mbodiène. Depuis 25 ans, la poussière générée par les activités de Sénégal Mines, qui exploite l’argile, a causé des ravages tant à la nature qu’aux habitants.

Ne pouvant cohabiter avec l’usine, les populations ont dû abandonner l’agriculture, gagne-pain de nombreuses familles sérères. Des maladies respiratoires comme l’asthme ont touché de plus en plus de gens.

Au fil des années, les champs ont laissé place à une forêt, où des hyènes rôdent maintenant. «Avant, on pouvait voir la mer à l’horizon», me glisse mon mari, fils d’un agriculteur, alors que nous marchions du village à l’océan.

La poussière de la mine se colle à la mangrove et à la végétation. La lagune, qui faisait la fierté des habitants, étouffe. La traverser à pied pour se rendre à la plage est maintenant plus périlleux à cause de l’ensablement et de l’odeur nauséabonde des algues pourries. L’ARM cherche des solutions, autant pour les résidents que les touristes, qui sont rebutés par l’état de la lagune, qu’il faut traverser pour aller à la plage. «On pourrait peut-être construire un pont pour la traverser», suggère son président, Marcel Diouf, aussi gestionnaire de l’auberge Plein soleil, qui se trouve à proximité.

Pas étonnant qu’on n’y croise si peu de pêcheurs: les espèces ne peuvent plus se reproduire et meurent. Les huîtres et les moules qui permettaient à de nombreux villageois de tirer un revenu sont disparues. Et ce n’est là qu’une partie des problèmes et des drames vécus par les villageois depuis l’arrivée de la mine, qui a créé bien peu d’emplois pour eux.

La lagune ensablée. Photo: Marie-Julie Gagnon

Le printemps dernier, à l’approche du renouvellement du contrat de Sénégal Mines, les citoyens de Mbodiène se sont mobilisés et ont fait circuler une pétition afin de mettre fin à ses activités dans le secteur après 25 ans d’exploitation. Difficile de retracer des informations à propos de la suite des choses, mais rien ne semble avoir bougé.

Et maintenant?

Sur la plage de Mbodiène, des déchets sont toujours éparpillés aux quatre vents. J’ai tout de même l’impression qu’ils sont moins envahissants que lors de nos derniers séjours. L’eau de l’océan, elle, reste toujours aussi invitante. Néanmoins, comme tous ceux qui se retrouvent à jouer malgré eux le rôle de David contre les Goliath de ce monde, les villageois ne me semblent pas au bout de leur peine.

La lagune au coucher du soleil. Photo: Marie-Julie Gagnon

Oui, c’était mieux avant pour de nombreuses raisons. Ce qui me rassure, toutefois, c’est d’entendre de plus en plus de voix s’élever pour faire changer les choses. On ne peut pas toujours gagner, mais plus on s’entraîne, plus on augmente nos chances de remporter une partie, non?

Mariée à un Sénégalais depuis 21 ans, Marie-Julie Gagnon s’est rendue sur le continent africain à plusieurs reprises. Dans cette série de trois chroniques, elle partage ses observations et son ressenti lors de son plus récent voyage en décembre 2023.