Promenade sur la rue Racine
Début des années 1990. J’ai 17 ans. Je viens de gagner un concours de critique littéraire organisé dans ma région natale, le Saguenay–Lac-Saint-Jean. Je vis depuis peu à Jonquière, où j’étudie en Art et technologie des médias. Mon prix: un bon d’achat chez Les Bouquinistes, sur la rue Racine. Je passe un temps fou à scruter les rayons de cette librairie, mythique pour moi qui ai grandi dans une petite ville du Lac-Saint-Jean. Je m’installe ensuite au Café Croissant, juste à côté, ne sachant pas si je dois commencer par L’idiot de Dostoïevski ou Le diable vert de Muriel Cerf.
Plus de 25 ans plus tard, je souris en passant devant le café, dont l’enseigne ne semble pas avoir changé, pour me rendre à la librairie voisine. J’ai une pensée pour L’idiot, dont je n’ai jamais terminé la lecture (un jour?), et pour Le diable vert, qui a déclenché mon désir d’aller en Asie. On ne sait jamais quel impact un livre aura sur la suite des choses. Cette fois-ci, je cherche surtout à savoir si mon nouveau bouquin y a trouvé sa place… L’ado rêveuse en moi n’est jamais bien loin.
Jouer les touristes dans des lieux qui m’ont marquée à différentes époques n’est pas qu’une simple virée nostalgique, c’est aussi une manière de mesurer l’évolution d’un endroit et, par ricochet, de constater la mienne. La rue Racine fait partie de ces lieux-baromètres que je revisite régulièrement. J’ai toutefois cessé de la fréquenter pendant quelques années, un peu déprimée par une certaine impression de laisser-aller.
Rares sont les irréductibles à avoir vu défiler des générations de promeneurs comme le Café Croissant et Les Bouquinistes. Il y a notamment l’Hôtel Chicoutimi, qui a pris un virage vert, et le légendaire restaurant Chez Georges, qui y a pignon sur rue depuis 1960 et qui vient de subir des rénovations majeures.
Alors que j’arpente la rue d’un bout à l’autre «comme dans l’temps», j’ai cette fois l’impression que quelque chose a changé. Ubisoft y a ouvert un bureau en 2018. Des boutiques en tous genres ont fait leur apparition. Le Marché Sauvage, aussi inauguré en 2018, propose de nombreux produits du Saguenay–Lac-Saint-Jean, dont les sirops à cocktails KWE Cocktails, concoctés à Alma à partir d’ingrédients de la forêt boréale. «Le point commun de notre offre est que tout ce qu’on propose compte au moins un ingrédient issu de la cueillette», me dit Marie-Alix Autet, la gérante. Cette rue que j’avais l’impression de voir s’éteindre un peu plus lors de chaque escapade au cours des deux dernières décennies serait-elle en train de reprendre vie?
La mise en valeur du patrimoine
Marie-Josée Boudreault, de Promotion Saguenay, me confirme que oui devant un latté – un bon! – du café L’Érudit. «Plusieurs commerces ont fait leur apparition au cours des derniers mois», souligne celle qui en a aussi fait le constat au retour d’un congé de maternité.
Le café dans lequel nous prenons place est le meilleur exemple de revitalisation de la rue Racine. Sis dans une demeure cossue imaginée par l’architecte Alfred Lamontagne pour l’entrepreneur John Murdock en 1920, l’endroit accueille autant des travailleurs autonomes que des étudiants et des placoteux. Le cachet de la résidence donne envie de s’y attarder avec un livre ou un ordinateur. En soirée, le bar qui se trouve dans l’une des pièces s’anime. Devant, la terrasse fait déjà rêver au retour de l’été.
Une plaque me rappelle que nous nous trouvons dans le coin des notables. C’est dans ce secteur que la bourgeoisie s’est installée au début du XXe siècle. Certaines maisons s’inspirent du courant victorien, alors que d’autres évoquent l’architecture américaine des années 1920.
Passionnée d’architecture, Marie-Josée me parle du Croissant culturel, symbole évoquant l’œuvre du peintre Arthur Villeneuve créé au début des années 2000 qu’on peut repérer un peu partout dans la ville. «On ne le remarque pas toujours, mais il y a plusieurs bâtiments Art déco ici», glisse-t-elle. Le site Centres-villes de Saguenay m’indique qu’en plus des lieux patrimoniaux, le logo permet d’identifier des galeries, ateliers d’artistes et autres salles de spectacles, le tout à distance de marche. Des parcours audiothéâtraux font par ailleurs office de guides pour explorer la ville grâce à des capsules audio. Je me promets de les tester lors d’une prochaine visite.
En poursuivant ma balade, je me mets à voir la rue avec d’autres yeux. Je repère le logo un peu partout. Dans le haut de la rue Racine, coin le plus prospère des années 1940 à 1960, l’édifice William-Tremblay, l’ancienne Banque provinciale du Canada et l’ancien magasin Gagnon et Frères témoignent de l’engouement pour ce style architectural. Combien de fois suis-je passée par ici sans y porter attention?
Un vent de renouveau
Si le Café Cambio, qui vient de déménager dans un espace plus grand, attirait déjà la jeune génération, de nombreux lieux proposent désormais de s’approprier un peu plus cette artère historique. À côté du Moulin à cie, nouvel espace de coworking, le Bistro Café Summum accueille une clientèle éclectique depuis 2018. Des balançoires remplacent les bancs typiques le long d’une partie du bar. Résolument moderne, la déco n’a rien à envier aux restaurants des grands centres.
Non loin de là, je m’arrête à La Peuplade, maison d’édition lancée par Mylène Bouchard et Simon Philippe Turcot en 2006. Le tandem vient d’inaugurer ses nouveaux bureaux, et propose une section librairie. En y pénétrant, les lecteurs peuvent ainsi se procurer des bouquins et faire une incursion dans les coulisses de leur travail. «Il y a une vraie prise de risques de la part des jeunes entrepreneurs qui croient en un centre-ville vibrant, observe Simon Philippe, tout juste de retour d’Europe, où les œuvres de La Peuplade se frayent un chemin enviable depuis quelques années. Ce n’est peut-être pas étranger à l’établissement d’entreprises comme Ubisoft, qui emploient beaucoup de jeunes.»
Plus tôt ce matin, j’ai longé la rivière Saguenay, à quelques minutes de marche de la Racine. La Zone portuaire fait partie des lieux où il fait bon flâner. Le calme règne à cette période de l’année. Entre juin et août, le secteur se transforme en lieu de divertissement. Touristes et citoyens s’y croisent le temps d’un spectacle ou d’un pique-nique.
En cette matinée ensoleillée mais frisquette, j’ai pris le temps de scruter les couleurs des arbres. Bien que les conifères dominent, dans quelques jours, d’autres touches de rouge et de jaune s’ajouteront au tableau. Je me suis ensuite dirigée vers la Racine d’un pas lent, des couleurs plein la tête. Il n’est pas toujours nécessaire de sauter dans une voiture pour passer de la nature à la ville…
Alors que je redescends la rue, je passe devant la vitrine du magasin de disques Planète Claire, ouvert depuis six mois, et j’aperçois une publicité pour le nouvel album de Fred Fortin, qui a grandi dans la même petite ville que moi. J’y vois d’autres clins d’œil aux multiples allers-retours dans le temps de cette balade et je me fais la promesse de ne plus attendre aussi longtemps avant d’arpenter de nouveau la Racine et ses environs.
Je me dis que c’est peut-être ça, au fond, l’équilibre: mettre en valeur le passé tout en ayant le regard résolument tourné vers l’avenir. Tant pour un lieu que pour soi-même.
À ne pas manquer
Si vous passez par la région en octobre, Saguenay en bouffe permet de découvrir les saveurs régionales et québécoises dans dix restaurants de la ville.
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Merci à Tourisme Saguenay-Lac-Saint-Jean