L’Allemagne au temps de la pandémie
Il fait un temps radieux ces jours-ci à Filderstadt, en banlieue de Stuttgart. Normalement, Jacques Picard irait manger une glace à la crèmerie du coin, mais elle est fermée, comme tous les commerces jugés non essentiels. «À environ 25 kilomètres d’ici, un Italien prend les commandes de glace, alors je pourrais aller en chercher une…»
Installé dans le sud de l’Allemagne avec sa conjointe d’origine berlinoise, le Québécois de 71 ans né à Trois-Rivières semble dans une forme resplendissante. Pourtant, il y a à peine un mois, il a subi une opération d’urgence pour un problème gastrique en Afrique du Sud, où il s’était rendu pour être au chevet de son beau-père jusqu’à son décès. Il a pris le dernier vol de British Airways à quitter Le Cap, le 15 mars dernier, après avoir repris un peu de force.
Il tourne la caméra de son téléphone cellulaire pour me montrer la vue, de sa fenêtre. Que de vert! «Il a fait entre 20 et 26 degrés ces derniers temps», dit-il.
C’est après plusieurs détours que le retraité et sa conjointe ont décidé de s’installer à Filderstadt. «C’est une petite rue de cinq maisons avec un cul-de-sac. Le parc pour enfants est fermé, mais de toute façon, les enfants ont tous grandi. Les Allemands ne déménagent pas comme les Québécois. Plusieurs restent là où ils ont leur réseau social et familial. Moi, j’ai déménagé une quarantaine de fois dans ma vie.»
Son amour de l’Allemagne remonte à l’époque où il apprenait cette langue, pendant ses études universitaires. Il a fait son premier séjour au pays dans les années 1970, le temps d’un été. Il a ensuite décroché un emploi de professeur d’histoire au cégep de Granby, auquel il sera lié pendant 33 ans. Au cours des décennies, il effectue plusieurs contrats en coopération internationale qui l’emmèneront de la Guinée à la Mauritanie. C’est dans le nord de l’Afrique qu’il a fait la connaissance de celle qui partage toujours sa vie.
Quelques années après l’achat de la maison, vivre dans le sud de l’Allemagne lui plaît toujours. «Je suis bien ici, dit-il. Je vis à une centaine de kilomètres de l’Alsace. Je suis près de la Suisse et de l’Autriche. J’aime aller visiter mon ami Flavio en Italie à moto, en train ou en voiture. Traverser les Alpes, c’est magnifique!» Il espère d’ailleurs pouvoir reprendre la route dès que possible.
Si, en Bavière, État voisin où les cas sont plus nombreux, le confinement est obligatoire, Bade-Wurtemberg est un peu moins sévère. Les gens respectent la distance prescrite et il est facile d’éviter la cohue dans un village. «Je sors généralement vers 17h, quand les gens rentrent pour aller souper.» Avec le beau temps, il irait sans doute prendre une bière dans un biergarten (sorte de brasserie en plein air typique), mais comme les restaurants et la crèmerie du coin, ils sont tous fermés.
«Je vais tous les jours marcher en forêt, dit-il. Il me suffit de traverser les champs et je suis rendu dans le bois. Je peux y aller à vélo ou à pied.» Sa conjointe, qui travaille à temps partiel dans un hôtel et comme professeur de yoga, enseigne à une partie de ses élèves par l’entremise de Zoom.
Le coronavirus a eu un effet secondaire qui lui plaît bien: l’instauration de rendez-vous plus réguliers avec sa famille. «J’ai toujours été très proche de mes cinq sœurs et de mon frère malgré la distance, dit-il. On a été des années à ne pas être capables de se voir les sept ensemble. J’étais en Afrique ou en Europe, mon autre sœur à Washington et l’autre en Australie, où elle vit depuis 50 ans. On s’est vus quand ma mère est décédée. Maintenant, avec Zoom, on se rencontre toutes les deux semaines. On se raconte des choses de notre enfance, des choses qu’on ne savait pas…»
Et si le confinement permettait de se rapprocher autrement?
Multigénération à Hambourg
Originaire de Saint-Félicien, au Lac-Saint-Jean, Jean-Christian Drolet a vu sa vie prendre une tournure inattendue pendant un voyage en Europe, alors qu’il était étudiant. «J’ai rencontré celle qui allait devenir ma femme à Avignon, en route vers la tombe de Jean XXII. J’étais passionné par Les Rois maudits… Nous logions à la même auberge de jeunesse…»
Après deux ans de relation à distance, il a décidé de venir s’installer à Hambourg pour poursuivre ses études en droit et économie du sport. «Je suis ici depuis 16 ans maintenant», dit le quarantenaire. Il y a 10 ans, il a été embauché par le service juridique de Siemens, devenu depuis Siemens Gamesa.
À quoi ressemble son quotidien? «Nous vivons dans la maison de mes beaux-parents, à l’étage du dessus, dans le village de St. Dionys. Il me faut normalement une heure et demie pour me rendre au travail chaque jour, mais depuis l’arrivée de mes enfants, je travaille une journée par semaine de la maison.»
Son employeur a exigé que tous les employés fassent du télétravail à temps plein dès le 10 mars, une semaine avant que des mesures plus strictes soient imposées. «On a une usine qui produit des éoliennes en Chine, explique Jean-Christian. Le chef de l’usine en Allemagne dirigeait celle de la Chine pendant la crise du SRAS. Il a voulu implanter des mesures draconiennes dès le début.»
En Allemagne, chacun des États gère la crise selon ses propres règles. Comme il travaille à Hambourg, mais réside dans l’État voisin, il a vécu les étapes en deux temps. «Mes enfants allaient encore à la garderie quand mon bureau a fermé. Il n’y a pas vraiment de confinement, mais il est interdit d’être plus de deux personnes qui ne vivent pas dans le même domicile ensemble.»
Le confinement se vit plutôt bien. «Nous habitons une grande maison, dans un village peu peuplé, et nous avons une cour.»
Il vient de passer deux semaines à s’occuper de ses bambins de cinq et deux ans à temps plein afin de permettre à sa femme d’étudier en prévision d’examens en médecine interne. «Elle a prolongé son congé de maternité pour pouvoir passer cet examen, explique-t-il. Nous sommes aujourd’hui contents de cette décision parce que l’hôpital régional où elle travaille est devenu le centre de traitement de la COVID-19. Comme sa mère, avec qui nous vivons, a plus de 70 ans, c’est un soulagement. J’avais prévu ces deux semaines de vacances pour m’occuper des enfants avant son examen il y a longtemps.»
De son bureau à la maison, il constate le calme qui règne plus que jamais dans son village. «Par la fenêtre, je vois la rue. J’ai dû compter dix voitures aujourd’hui, alors que normalement, il y a plus de circulation le matin et le soir. Et on n’entend aucun avion.»
Au départ, le télétravail devait prendre fin le 14 avril. «Puis, l’État a décidé que ce serait jusqu’au 19. On a annoncé cette semaine que ce serait au moins jusqu’au 30 avril.»
Bien qu’il apprécie sa vie de bureau et ait hâte de retrouver ses collègues, il s’accommode plutôt bien de la situation. «On fait déjà plusieurs réunions par Skype, puisque j’ai des collègues un peu partout.» Seul hic: la connexion Internet, qui pose parfois des défis. «Internet est lent. Il y a deux semaines, le fil de téléphone a été coupé pendant qu’on installait la fibre optique… J’ai dû aller travailler dans le village d’à côté.»
Pendant qu’il me raconte l’anecdote, deux petites voix et des rires se font entendre dans la pièce. «On vit tous des moments du genre, dit-il avant d’éclater de rire à son tour. Aujourd’hui, en pleine présentation, ma collègue danoise a été interrompue par un de ses enfants venu lui poser une question.»
Après plus d’un mois à la maison, s’inquiète-t-il pour la suite des choses? Il dit faire confiance aux experts, dont Christian Drosten, virologue allemand et codécouvreur de l’ADN du virus du SRAS en 2003, qui intervient régulièrement dans les médias allemands.
«La situation reviendra-t-elle à la normale dans 2, 4, 6 ou 18 mois? J’ai beaucoup travaillé avec le monde arabe. Alors, l’expression que j’utilise le plus en ce moment est "Inch Allah".»
Du côté de Berlin
Sherley Belley, 46 ans, est mère de deux enfants de 9 et 12 ans. Géologue de formation, cette Jonquiéroise d’origine a elle aussi transporté ses pénates outre-Atlantique après avoir rencontré celui qui allait devenir son conjoint à Grenoble, où elle visitait des amis. Dès ses études terminées, elle est venue le retrouver. Après un an et demi au pays de Goethe, quelques mois de voyage, deux ans à Montréal et quatre ans en Suisse, ils sont maintenant installés à Blankenfelde, en banlieue de Berlin, avec leurs deux enfants.
La géologie étant moins compatible avec la vie de famille, elle a opté pour un changement de carrière. «Depuis trois ans, je travaille dans la finance pour une compagnie européenne qui aide les voyageurs à toucher des indemnités lors de vols en retard, par exemple.»
«Il y a une ambiance très internationale, poursuit-elle, ainsi que de nombreux étrangers. Nous avons des équipes françaises, espagnoles… Nos bureaux sont à Berlin. Je me rends au centre-ville en environ 25 minutes en train.» Elle travaille généralement de la maison une ou deux journées par semaine. Depuis le début de la crise, elle y est à temps plein. «Mon employeur a rapidement proposé le télétravail, environ une semaine avant les mesures officielles, parce que l’éducatrice de garderie des enfants d’un de nos collègues était suspectée d’avoir la COVID.»
Pour elle non plus, le confinement ne semble pas trop pénible. «Il fait super beau dehors. On a un jardin, les enfants passent beaucoup de temps sur le trampoline. Ils sont contents d’être en congé forcé. Ils ne voient pas leurs copains, mais ils jouent au foot ensemble. On court, on fait du vélo…»
Biophysicien, son conjoint doit cependant se rendre au labo une à deux fois par semaine. «Je suis la seule à faire les courses. J’essaie d’y aller une fois par semaine. Il n’y a pas de file d’attente à l’épicerie, contrairement à Berlin, où il y en a à l’extérieur et où les parcs sont pleins. C’est l’avantage. Mais il y a tout de même une distance à respecter.»
La seule ombre au tableau: les vacances estivales au Québec sont à l’eau. «On essaie d’y aller tous les deux ans… C’est le côté le plus difficile à vivre à l’étranger.»
Malgré tout, le moral tient le coup. Pas de panique sous le soleil? Non, assure-t-elle. «La température aide peut-être. Il fait vraiment beau. Nous n’avons pas eu de pluie depuis trois semaines. Les tulipes sortent. Il a fait 25 degrés dimanche…»
Et les crèmeries, elles sont ouvertes? «Dans notre village, oui!»