La chronique Voyage de Marie-Julie Gagnon

Auteur(e)
Photo: Mélanie Crête

Marie-Julie Gagnon

Auteure, chroniqueuse et blogueuse, Marie-Julie Gagnon se définit d’abord comme une exploratrice. Accro aux réseaux sociaux (@mariejuliega sur X et Instagram), elle collabore à de nombreux médias depuis une vingtaine d’années et tient le blogue Taxi-brousse depuis 2008. Certains voyagent pour voir le monde, elle, c’est d’abord pour le «ressentir» (et, accessoirement, goûter tous les desserts au chocolat qui croisent sa route).

Gorée je t’aime, je te déteste

L’île de Gorée, à une vingtaine de minutes en traversier de Dakar, au Sénégal, a tout d’un havre de paix. Aucune voiture ne trouble la quiétude des lieux. L’architecture coloniale séduit dès qu’on s’en approche. Les pirogues des pêcheurs se mêlent aux touristes à la recherche des traces du passé. Idyllique? Oui, en surface…



Au-delà de l’image de carte postale, l’histoire de Gorée reste teintée par l’horreur. Du XVe au XIXe siècle, l’île a été le plus grand centre de commerce d’esclaves de la côte africaine.

Avant même de fouler son sol, Gorée m’a charmée. J’avais beau connaître l’histoire des lieux, l’eau cristalline me donnait envie de plonger même si sa température était plutôt fraîche en cette fin d’année. Les maisons aperçues depuis le bateau me faisaient pousser de grands «wow!». C’est plus tard, en visitant la Maison des esclaves, que j’ai vraiment déchanté. Ces splendides chaumières avaient sans doute abrité de nombreux hommes, femmes et enfants destinés à être envoyés vers les Amériques pour servir les Blancs…

Gorée vue du traversier. Photo: Marie-Julie Gagnon
Gorée vue du traversier. Photo: Marie-Julie Gagnon

Une position stratégique

Découverte par les Portugais en 1444, Gorée a été un objet de convoitise pendant quelques siècles. Française, Anglaise, puis de nouveau Française... Peu importe à qui elle a appartenu, une chose est restée: le commerce des esclaves. Pendant près de 400 ans, 20 millions d’humains traités comme des animaux y sont passés.

Seule demeure du genre qu’il est possible de visiter aujourd’hui, la Maison des esclaves a jadis appartenu à la signare Anna Colas Pépin. S’il faut absolument s’arrêter dans ce lieu de mémoire lors d’un voyage au Sénégal, mieux vaut être préparé à être chamboulé. À l’intérieur, on découvre les petites pièces où s’entassaient les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, puis les enfants, séparés de leurs parents, dans une autre. Ce qui me trouble le plus au cours de la visite? Le fait que les négriers vivaient à l’étage au-dessus. Il me semble impossible que les plaintes des prisonniers ne soient pas parvenues jusqu’à eux… Quand les pleurs font partie du quotidien au point qu’on n’y porte même plus attention, c’est qu’on a annihilé toute trace d’humanité chez ces «êtres vivants» couleur charbon. Qu’il ne nous vient même pas à l’esprit de les considérer comme nos «semblables». Du moins, c’est la réflexion que je me fais en tentant de ne pas éclater en sanglots une énième fois.

Maison des esclaves, île de Gorée. Photo: Marie-Julie Gagnon
Maison des esclaves, île de Gorée. Photo: Marie-Julie Gagnon

La porte du «voyage sans retour», celle que franchissaient les esclaves en sachant qu’ils ne reviendraient jamais au Sénégal, symbolise les drames qui se jouaient dans ces lieux maudits. En voyant les touristes poser, tout sourire, devant l’ouverture vers la mer, je sens monter en moi une colère incontrôlable. «Comment pouvez-vous faire des selfies en souriant dans un tel lieu?» m’entends-je leur dire quelques minutes après avoir essuyé mes larmes. Je n’ai eu que des visages fermés et des coups de coudes en guise de réponse.

Un lieu dont on ne revient pas indemne

Pendant la période faste, les maisons similaires étaient nombreuses, la plupart se trouvant près de la plage. Après cette visite troublante, mon regard sur les lieux a inévitablement changé.

Un pêcheur à Gorée. Photo: Marie-Julie Gagnon
Un pêcheur à Gorée. Photo: Marie-Julie Gagnon

En déambulant dans les charmantes rues piétonnières de l’île, j’ai pensé à tous ces enfants arrachés à leurs parents dès l’âge de deux ans, à toutes ces femmes violées à qui mieux mieux par leurs «maîtres», à tous ces hommes, impuissants, malgré leur carrure suffisamment imposante pour accomplir les tâches les plus dures. J’ai pensé à la masse anonyme que constituaient ces humains qui n’en étaient plus. J’ai pensé à ma fille, mi-Québécoise, mi-Sénégalaise, dont le destin aurait été bien différent quelques siècles plus tôt. Et j’ai pensé à moi, blanche comme le lait et descendante de ceux qui achetaient des esclaves…

Inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1978, Gorée a tout du coin de paradis duquel on a du mal à s’extraire. Pourtant, après ma visite de la Maison des esclaves, je n’avais qu’une envie: fuir. Fuir ce paradis souillé par le passé, fuir cette histoire à laquelle nous sommes tous liés malgré nous, fuir ces remords que je ne pouvais m’empêcher de ressentir, même s’ils ne m’appartiennent pas. Gorée, comment t’aimer alors que tu fais si mal?

Merci à Air France.


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