Ces voyages que je ne ferai pas
Il y a les destinations qui font rêver, celles qui s’imposent au gré de nos découvertes et celles qu’on élimine pour des raisons économiques, éthiques, politiques, religieuses ou autres. Afin de mieux comprendre comment je choisis les lieux que je visite, je vous entraîne cette semaine dans les coulisses de mon travail.
Non, je ne pars pas spontanément aux quatre coins de la planète avec l’insouciance d’une vacancière munie du simple combo bikini et brosse à dents. Le journalisme voyage est bel et bien un métier en soi. Il s’apprend sur le terrain – parfois avec un cocktail à la main –, mais n’exige pas moins de rigueur que tout autre créneau.
Avant d’en arriver à faire du tourisme mon domaine de prédilection, j’ai touché à une multitude de thématiques. Jeune journaliste, j’ai couvert la technologie, le cinéma, les arts et spectacles, les enjeux sociaux, la psycho et différentes questions humanitaires.
C’est un peu par hasard que je me suis retrouvée à faire du voyage ma spécialisation, moi qui ai commencé à voir du pays sur le tard, dans la vingtaine. J’aimais le fait de combiner plusieurs de mes passions. Le cinéma et les questions liées aux droits de la personne ne sont jamais bien loin, d’ailleurs. La technologie non plus, avec toutes les applications et tous les gadgets qu’on tente constamment de nous vendre!
Du hobby au métier
Avant d’enfiler plus officiellement la casquette de journaliste voyage, j’ai blogué par pur plaisir. J’aimais cette écriture libre et ce style à inventer. Puis, alors que s’imposaient YouTubers, Instagramers et autres influenceurs, j’ai ressenti le besoin de revenir aux bases du journalisme (et de faire vœu de pauvreté, mais c’est une autre histoire). De me reconnecter à l’essence de ce métier. À une époque où tout le monde (et n’importe qui) s’autoproclame professionnel de l’information, il me semble nécessaire de revendiquer mon identité de journaliste, malgré toutes les controverses entourant la spécialisation que j’ai choisie.
Car, oui, il y a de nombreuses zones floues quand on dépend des invitations. Aucun média québécois n’ayant les moyens de payer les voyages de ses journalistes spécialisés en tourisme, on joue constamment les équilibristes sur la fine ligne qui sépare la pub de l’information.
Quand on nous convie à découvrir un endroit tous frais payés, il est facile de se sentir redevable. Un peu comme quand, jadis, un inconnu nous payait un drink dans un bar… Après quelques années à bourlinguer aux frais de différents acteurs de l’industrie du tourisme, on ne sourcille plus quand on nous jette de la poudre aux yeux. Le beau ténébreux peut bien faire couler le champagne le plus cher de la Terre: on sait que rien ne nous oblige à finir dans son lit.
Les questions d’abord
Les pièges de ce métier sont nombreux, mais au fil du temps, l’esprit critique s’affine. L’intérêt pour cette carrière, s’il n’est pas nourri par une autre quête, s’émousse rapidement. Toute carte postale, si idyllique soit-elle, finit par pâlir quand on la fixe sans jamais la retourner. Je ne parle pas de sombrer dans une sorte de lassitude d’enfant gâté: en constatant le cynisme de journalistes que j’admirais beaucoup en début de carrière, je me suis promis d’arrêter le jour où je ressentirais ne serait-ce qu’une once de leur sentiment de supériorité. Je parle plutôt ici de la surface qui cache dans sa perfection la source même de l’ennui. J’ai beau avoir embrassé tous les clichés de la jeune journaliste voyage qui n’en revient pas de la chance qu’elle a, selfies à l’appui, mes lunettes roses ne m’ont jamais empêchée d’apercevoir les petites bêtes noires.
Je ne pars pas au gré de mes envies avec l’insouciance d’une vacancière, disais-je. Avant, il y a généralement beaucoup de recherche, de lecture, de discussions, de nombreux questionnements et d’interminables échanges avec des relationnistes – des jeunes, des vieux, des dévoués, des plus-que-blasés, de très cultivés et quelques poireaux.
En journalisme, on nous enseigne à garder une distance avec les relationnistes. Quand il s’agit de tourisme, ça relève bien souvent de l’utopie, puisqu’il nous arrive de voyager avec certains d’entre eux. On tisse inévitablement des liens qui dépassent les frontières du monde professionnel. Reste ensuite à faire la part des choses. (Je suis certaine que bien des journalistes culturels en auraient long à dire aussi sur le sujet.)
Quand ces relationnistes comprennent bien notre métier et ne font pas qu’essayer de nous faire entrer les messages clés de leurs clients dans la gorge (oui, on vous voit), ils deviennent de précieux alliés. Ils peuvent nous aider à trouver les bons intervenants pour un reportage et à concocter des séjours qui correspondent à l’angle souhaité. Quand tout le monde rame dans le même sens, le contenu s’en trouve enrichi.
Quand on a l’impression de négocier avec le général d’un pays totalitaire, ça laisse forcément des traces. Idem quand on prend part à une tournée avec d’autres journalistes et créateurs de contenu aux besoins diamétralement opposés aux nôtres (pour rester polie). Voilà pourquoi, parmi les multiples éléments dont je m’enquiers en recevant une proposition, il y a la liste de mes éventuels compagnons de route. Mon objectif est de revenir avec du bon contenu, pas avec un mal de tête parce qu’une journaliste soûle a fait un scandale à l’hôtel (cas vécu). Quand je me souviens plus des frasques des invités que de la destination elle-même, je ne crois pas que quiconque ait atteint quelque objectif que ce soit. Et mon travail s’en ressent.
Avec le temps, j’ai développé un grand respect pour les spécialistes des relations publiques qui exercent leur profession avec cœur et rigueur. Mais de grâce, ne m’appelez pas pour me demander si j’ai reçu votre communiqué de presse!
Oui, je pars trop souvent
Oui, je pars trop souvent, même si je peux justifier ma bougeotte par mon travail. À ma défense, j’essaie de regrouper les destinations afin de maximiser mes déplacements chaque fois que cela est possible. Mes pirouettes pour éviter les trop nombreux allers-retours au-dessus de l’océan ne sont pas toujours visibles parce que certains de mes reportages sont publiés plusieurs mois après un voyage et tout de suite après des déplacements plus récents, ce qui donne l’impression que je suis allée aux antipodes de la Terre en l’espace de quelques jours.
Quand je le peux, je prolonge mes séjours, que ce soit pour faire du télétravail sur place ou pour poursuivre l’exploration. Mais n’étant pas une riche héritière(!) et souhaitant passer du temps avec ma famille, à la maison, je dois faire des choix. La lenteur restera toujours la meilleure option d’un point de vue éthique et écologique, mais elle n’est pas toujours à notre portée pour différentes raisons.
Plus que jamais depuis la pandémie, je filtre les invitations. La possibilité de privilégier la mobilité active et les transports en commun sur place, les efforts en matière d’environnement (le minimum: qu’il puisse être au moins possible d’éviter les sempiternelles bouteilles de plastique à usage unique tant à l’hôtel que lors d’une croisière), les retombées du tourisme pour les populations locales, l’accès à partir du Québec et l’impact dans la région visitée (s’il n’est pas positif, je souhaite au moins qu’il ne soit pas trop négatif) font partie des éléments que j’étudie avant de prendre une décision. Je trouve aussi important de présenter des destinations québécoises et canadiennes et de penser à toutes les bourses (bien que le voyage ne soit pas à la portée de tous, quoi qu’on en dise).
La sécurité reste également au cœur de mes préoccupations. On s’étonne parfois de me voir dans certains endroits (seule en Colombie, vraiment?) alors que mon refus de me rendre dans certains lieux populaires constitue généralement une critique bien plus virulente que tout ce que je pourrais écrire.
Qui m’invite?
Oui, j’aimerais avoir hérité de la fortune d’une lointaine connaissance pour financer tous mes voyages, mais la réalité est que sans les invitations des différents acteurs de l’industrie du tourisme – destinations, compagnies aériennes, agences de voyages, chaînes d’hôtel… –, je n’aurais tout simplement pas de contenu pour alimenter mes reportages et chroniques. Il m’arrive de plus en plus souvent de monter mes propres séjours en sollicitant les destinations avec des demandes bien précises – ce qui exige énormément de temps et de patience –, mais le plus simple reste d’accepter ou de refuser des invitations, qu’il s’agisse de tournées de presse de groupe ou individuelles.
Cela dit, ce n’est pas parce que j’accepte un voyage que je deviens la marionnette de mes hôtes. Je m’assure que les lieux visités seront pertinents pour les lecteurs du média dans lequel sera publié mon article. Je pose des questions. Je trie l’information. J’élimine d’emblée toute proposition qui va à l’encontre du gros bon sens en 2024 (nager avec des dauphins avec tout ce que l’on sait maintenant, vous êtes sérieux?!). Je fais du journalisme, quoi.
Dire non
Plus le temps passe, moins je prends à la légère la responsabilité qui vient avec mon travail. Comment pourrais-je par exemple recommander de monter à bord d’un de ces bateaux de 7000 passagers, temples de la surconsommation qui rapportent bien peu aux destinations où ils font escale, mais qui polluent leur air à qui mieux mieux? Aller découvrir les «initiatives durables» d’un coin du monde connu pour avoir érigé un centre de ski en plein désert? Comment pourrais-je conseiller à quiconque de s’envoler pour une contrée lointaine pour deux ou trois jours alors qu’on est plus conscients que jamais des gaz à effet de serre produits par les avions?
Pour ces raisons, au cours des dernières années, j’ai souvent dit non. Parfois pour des raisons personnelles ou des conflits d’horaire, mais aussi de plus en plus fréquemment pour des questions liées à l’éthique ou à l’environnement.
Ce n’est pas toujours facile de trancher, remarquez. Le cas de l’Antarctique m’apparaît particulièrement complexe. Certaines compagnies de croisière dont j’apprécie les efforts en matière de durabilité s’y rendent en mettant de l’avant le caractère scientifique de l’expédition. Bien que je trouve certains arguments plutôt convaincants, j’en reviens toujours à la même conclusion: je ne suis pas à l’aise avec l’idée d’envoyer des touristes dans des zones qui souffrent déjà beaucoup des changements climatiques*.
Je précise ici qu’il ne s’agit pas de snobisme ou de caprices, mais bien d’un désir sincère d’être le plus en accord possible avec mes valeurs… et le gros bon sens. On ne devrait pas non plus balancer son esprit critique par-dessus bord pour la promesse d’un record de likes sur [insérez ici le réseau social de votre choix] ou un reportage au potentiel viral. Ni pour «réaliser son rêve», si ledit rêve implique de faire du mal à un humain ou un animal, par exemple. Ou pour faire plaisir à quelqu’un qui pourrait éventuellement nous inviter à découvrir notre destination de rêve.
Cela dit, je n’ai pas toujours 100% en matière de cohérence. À chacun son point faible: le mien s’appelle Mickey Mouse. Ça ne m’empêche pas de chercher constamment à trouver des manières de prouver qu’exploration et respect de la planète et de ses habitants sont compatibles.
Et ailleurs?
En discutant avec des journalistes d’un peu partout sur la planète au cours des dernières années, j’ai réalisé que nous sommes encore peu nombreux à retourner les cartes postales. Certaines – toutes des femmes –, qui écrivent pour un bassin de lecteurs beaucoup plus grand que le mien, vont beaucoup plus loin que moi. «J’ai refusé au moins 90 % des invitations que j’ai reçues, confie Lily Girma Lebawit, journaliste de voyage maintes fois récompensée qui écrit notamment sur le tourisme durable dans Bloomberg. Je suis super pointilleuse. Il faut toujours se demander “de quoi je fais partie?”, “Qu’est-ce que j’aide à pousser?”»
À propos des établissements haut de gamme qui se drapent dans de beaux discours, elle se demande: «Que représentent-ils vraiment? Soutiennent-ils vraiment les communautés comme ils le prétendent? Et comment pouvons-nous vérifier cela? Quelles sont les questions que vous posez avant de partir? Je ne pense pas que beaucoup de journalistes posent ces questions. […] Il y a un manque de connaissances sur ce qu’est le tourisme durable, sur l’impact de ces lodges sur les endroits dans lesquels ils investissent, sur qui possède la terre, qui possède l’hébergement, comment il est géré, quel est le modèle d’entreprise… Il n’y a tout simplement pas assez d’intérêt et de connaissances sur ces questions, et il faut qu’il y en ait pour que les journalistes puissent prendre de meilleures décisions.» J’avais l’impression de m’entendre…
Lors de la Conférence sur le développement durable qui a eu lieu à Stockholm du 23 au 26 avril, la journaliste anglaise Juliet Kinsman, rédactrice en chef durabilité chez Condé Nast Traveller, a abordé plusieurs éléments éthiques avec brio dans le panel «Comment parler de durabilité sans parler de durabilité». J’ai particulièrement apprécié sa franchise quand un participant lui a demandé ce qu’elle pensait de l’Arabie saoudite, en pleine opération de séduction auprès des touristes.
Se disant très critique à l’égard de Neom, un projet de ville nouvelle futuriste de la province de Tabuk, elle reconnaît avoir tenu des propos virulents, notamment parce qu’elle ne partage pas les valeurs du prince héritier Mohammed ben Salman. Après avoir refusé de s’y rendre à plusieurs reprises, «parce que je crois au pouvoir de la distribution des richesses», dit-elle notamment, elle admet toutefois être en train de revoir son discours. «J’ai beaucoup réfléchi à la géopolitique et au monde. […] Nous devons mieux comprendre. L’Arabie saoudite est un pays très jeune. Je dois me renseigner sur son histoire.»
«Je pense que nous avons une responsabilité, a-t-elle poursuivi. Il y a 195 pays dans le monde et plusieurs font des choses que je désapprouve. Je pense que nous devons tous avoir des conversations ouvertes et honnêtes. Je pense que l’Arabie saoudite ouvre les conversations. Je suis en train de changer ma position à son égard. Je ne pense pas que nous puissions nous contenter de lui faire porter la honte. Je ne pense pas que nous puissions faire cela dans un monde de 195 pays. Nous devons respecter les différentes cultures et les différentes façons d’être. […] Asseyons-nous tous autour d’une table et ayons des conversations ouvertes avec des personnes de différents horizons.»
Oui mais non mais oui (et c’est OK)
Non, on ne pose jamais trop de questions, qu’on soit journaliste ou simple voyageur. On ne réfléchit jamais trop non plus aux conséquences de nos choix. On devrait tous avoir l’humilité de reconnaître nos biais et d’admettre s’être trompés, tout en ayant la force de nos convictions.
Les voyages que je ne ferai pas sont peut-être ceux que ma fille choisira de faire. Parce que le monde évolue. Parce que nous évoluons. Que nous réfléchissons. Que nous discutons. Et que c’est ce qui rend le voyage si riche en apprentissages.
* On parle beaucoup de «tourisme de la dernière chance» depuis quelques mois. Si le sujet vous intéresse, j’en ai parlé sur Avenues en 2018. Tout cela fluctue aussi. Comme un bon vieux GPS, je suis constamment en mode «recalcul».
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