Thérèse Parisien: Vieillir léger
Je vis dans le déni. Je vis même très bien dans le déni. J’en fais une spécialité. S’il existait un diplôme en la matière, j’aurais un doctorat ès dénégations.
Ça a toujours été. Je ne retiens que les couleurs pastel de la vie. J’affiche un optimisme délirant qui tape souvent sur les nerfs de ceux qui m’entourent. Je les vois agacés en levant les yeux au ciel. Je n’y peux rien, je suis comme ça. Pire encore: j’ai le sentiment d’avoir plus d’aptitudes que la moyenne des ours pour gérer l’anxiété de vieillir. Quand je leur dis ça, je les achève.
Pas que je vieillisse dans la perfection, loin de là, mais je m’efforce de le faire dans la légèreté. J’ai beau être dans la fleur de l’âge des trous de mémoire, des crisettes d’arthrose et des rides qui n’en finissent plus de se creuser, j’arrive encore à voir du beau chez moi: mes chevilles et mes mollets sont intacts. Fierté! Pour le reste, il n’y a pas lieu de se précipiter à la vente de garage!
Je me regarde vieillir de haut. La vue est plus belle. On voit moins les détails…
Vous ne serez donc pas étonnés de m’entendre dire que je vieillis bien. Devant mon miroir, sans mes lunettes — ce qui crée un beau flou artistique —, je peux encore apercevoir la petite fille insouciante, l’adolescente tourmentée et la jeune femme assumée. Quand la vieille se pointe dans le reflet pour faire de l’ombre aux trois autres, je la salue tendrement. J’ai de l’affection pour elle. Je ne veux surtout pas ignorer cette vieille femme de 68 ans. Trop de gens le font déjà… Moi, je sais les peines d’amour qu’elle a traversées, les illusions qu’elle a perdues, les batailles qu’elle a menées en début de carrière pour la parité avec ses collègues masculins, les cancers qui l’ont fragilisée… Je sais tout de ses chagrins, de ses angoisses, mais aussi de ses plaisirs, de sa démesure et de sa tendance à chercher des fleurs dans le fumier.
Vieillir n’est pas à la portée de tous, donc pas question de se plaindre. Il faut y trouver du bon. Le temps qui passe me bouscule quand même un peu. Par exemple: ma tête est moins compatible avec mon corps. Ce corps qui se traîne le matin avec la crainte de perdre des p’tits morceaux n’a rien à voir avec la frénésie ressentie devant le nouveau jour et l’excitation de projets qui se dessinent dans mon horizon à court terme. Je ne connais pas l’ennui. Je me lève encore à cinq heures du matin par peur de manquer quelque chose (je n’ai jamais su quoi, exactement!), je suis curieuse, je veux tout lire, tout connaître, je rêve de retourner à l’université, de prendre ma retraite et de continuer à travailler. Ça fait beaucoup à gérer… entre deux siestes!
Même si je craque de partout en m’acharnant à déplier ce corps qui a trop souvent envie de se recroqueviller, je fais comme dans la chanson d’Aznavour: Je fais comme si. Ce corps, je le baigne encore dans des parfums choisis (en y ajoutant un peu de sel d’Epsom quand même!), je le poudre, le parfume et le dorlote. Parfois, je rêve de dépasser un peu la mesure pour paraître plus jeune, mais la petite coquetterie illusoire ne dure pas. Je la sais motivée par cette peur coriace de me retrouver hors jeu, de me sentir écartée, rejetée, à cause de mon âge. Alors au détriment du traitement miracle, je m’offre un bon vin, une bavette à la sauce au poivre et un miroir aux framboises dans son coulis. À chacun sa médication!
Oui, je me préserve dans le déni, mais j’ai des périodes de rémission, je l’avoue, puisque j’ai récemment commencé à vider doucement les bibliothèques et les tiroirs, à me départir de beaux objets et à faire le tri dans les souvenirs. En vue de quoi? Je ne sais pas, je n’y pense pas.
En attendant, mon quotidien est comme un tapis roulant. Je ne vais pas loin, mais je m’agite. Parfois, c’est essoufflant, mais ça fait partie d’un sauvage besoin de se sentir vivante, exacerbé par la disparition récente d’amis qui sont partis avec un petit peu de moi et en m’arrachant un petit peu le cœur.
À 68 ans bien défraîchis, je prends soin de ma vieille personne. Je me gâte. Je veux retenir mes beaux souvenirs le plus longtemps possible alors j’y songe souvent, je veux m’esclaffer avec les amis tant que mon ventre pourra supporter les fous rires, et d’une seule main, j’éloigne les chagrins…
Puis, je me réjouis quand ma grande amie Margot, 95 ans, me demande d’aller magasiner avec elle sa nouvelle tablette électronique: «Thérèse, cette fois, j’ai trouvé la bonne. Elle va me durer très longtemps…!»
Ben quoi? Le déni, c’est bon pour tout le monde!
À propos de Thérèse Parisien
Thérèse Parisien est journaliste, animatrice et chroniqueuse surtout connue pour son travail à la radio, notamment pour l’émission Le Québec maintenant, qu'elle a coanimé avec Paul Houde sur les ondes du 98,5 FM.