Normand Baillargeon: Quatre outils pour aider à bien vieillir
J’ai récemment vu passer une publicité qui m’a fait tout à la fois sourire et grincer des dents. C’était pour un t-shirt, un t-shirt sur lequel il était écrit, en anglais: «Ça fait tout drôle d’avoir le même âge que les vieux.» En effet. Ça fait drôle. Mais d’un humour qui fait beaucoup rire jaune et un peu grincer des dents.
J’ai 65 ans. Il y a 45 ans, il y aurait déjà eu bien longtemps que j’aurais déclaré vieille la personne que je suis en ce moment. Le paradoxe, que souligne le t-shirt que je ne me suis bien entendu pas procuré, est que ce n’est pas le cas, du moins pas toujours ou pas tout à fait.
Force est pourtant de le concéder: du point de vue du temps qui passe, j’ai bien et objectivement vieilli.
Mais même cette indéniable réalité (je suis depuis 15 ans déjà admissible à la FADOQ...) ne parvient à moi que par moments, comme en un éclair, un éclair bien vite passé. Dans ce bref moment de lucidité chronologique, je me dis alors, avec Aragon: «Que s’est-il donc passé? La vie et je suis vieux.» (Le vieil homme)
Et je retourne très vite au tourbillon des jours, là où cette vérité est un moment oubliée. Mais elle me revient sans cesse, par mille détours.
Je lui fais d’abord face avec deux précieux outils découverts durant ma vie, des outils qui m’ont toujours été d’un grand secours et qui le sont cette fois encore.
Le stoïcisme
C’est la philosophie qui m’a donné le premier, plus précisément une riche et précieuse école appelée stoïcienne.
On reproche parfois à la philosophie de ne pas être utile en pratique, concrètement.
Le stoïcisme fait mentir ce préjugé.
Dans sa 58e lettre à Lucilus, Sénèque rappelle avec raison que le passage du temps est indispensable pour qu’il y ait de la vie et que la vieillesse et la mort en font donc nécessairement partie.
Mais il précise que cette vieillesse peut être heureuse «quand du moins l’âme n’est pas flétrie, quand les sens, dans leur intégrité, prêtent force à l’intelligence, et que le corps n’est point ruiné et mort avant le temps. Grande est en effet la différence entre une longue vie et une mort prolongée». Il ajoute: «Il est doux d’être avec soi-même le plus longtemps possible, quand on s’est rendu digne de jouir de soi.»
Dans le cas contraire, les stoïciens rappellent qu’on peut choisir de ne pas attendre la mort. «Je ne fuirai point la vieillesse, si elle doit me laisser tout entier à moi, tout entier dans la meilleure partie de mon être; mais si elle vient à saper mon esprit, à le démolir pièce à pièce, si elle me laisse non plus la vie mais le souffle, je m’élancerai hors d’un édifice vermoulu et croulant.»
Je me réjouis qu’en un sens, avec le suicide assisté, nos politiques publiques se soient quelque peu faites stoïciennes.
Toutefois, il est plus que jamais possible de retarder le moment où le corps est ruiné et mort avant le temps.
C’est la science qui me fournit, comme à nous tous, ce deuxième outil.
La science
La recherche scientifique crédible pointe en effet vers huit habitudes de vie qui améliorent l’espérance de vie en bonne santé.
Les voici: ne pas fumer; bien dormir; manger sainement; être actif; maintenir une glycémie normale; maintenir un poids corporel normal; contrôler le cholestérol; contrôler la pression artérielle.
Je m’efforce donc, sagement, de suivre ces sages prescriptions.
Mais que faire de ce temps acquis? Hier, le temps long c’était celui de l’avenir; aujourd’hui, c’est celui du passé. Que faire de cet avenir qui raccourcit sans cesse?
Cette fois encore, deux outils me sont vitaux. Ceux-ci sont entrés plus récemment dans ma vie. Ils pourront à première vue sembler en tension l’un avec l’autre. Je fais le pari que, réflexion faite, comme moi, vous conviendrez qu’il n’en est rien.
L’oubli de soi
Tant que mes forces me le permettront, je vais travailler à ce que j’ai toujours fait: étudier, écrire. Mais ce travail, je m’en rends compte, devient de plus en plus porté vers autrui, intéressé par ce qui me semble, par ce qui est en fait, au-delà de moi. Nulle religion là-dedans, en ce qui me concerne, mais un sens profond que ce qui est précieux me dépasse et que c’est à l’atteindre que la vie doit servir.
C’est mon cher Bertrand Russell qui a le mieux exprimé ce que j’essaie de dire. Russell (1872-1970) a en effet vécu près de 100 ans (97 ans, en fait...), et sur le vieillissement, qu’il a longtemps connu, il avait à dire ceci qui est exactement ce que je ressens et essaie de vivre. En vieillissant, disait-il, «élargissez progressivement vos intérêts et rendez-les plus impersonnels, jusqu’à ce que, peu à peu, les murs de l’ego s’effacent et que votre vie se confonde de plus en plus avec la vie universelle. L’existence humaine individuelle devrait être comme une rivière – petite au début, étroitement contenue dans ses berges, et se précipitant avec passion sur les rochers et les chutes d’eau. Peu à peu, le fleuve s’élargit, les rives se retirent, les eaux s’écoulent plus tranquillement et, à la fin, sans rupture visible, elles se fondent dans la mer et perdent sans douleur leur être individuel».
Un étonnant retour à soi comme à un autre
Mon dernier outil pour vivre heureux une longue vie m’est révélé quand, happé une fois de plus par ce «Que s’est-il donc passé? La vie et je suis vieux», je vois cette indéniable réalité de mon vieillissement, mais cette fois pour y contempler mes proches qui m’entourent, et que le temps, qui passe sans cesse et m’a fait vieux, a été nécessaire pour faire advenir. Vieillir est aussi prendre part à la naissance de tout cela et rien ne pourrait me faire souhaiter ne pas être là, en ce moment.
Je n’entre pas dans les détails, vite autobiographiques et intimes, mais cette rivière large dont parlait Russell plus haut comprend aussi tous ceux-là que j’aime et qui m’aiment. Et c’est la même eau qui y coule, où se joignent mystérieusement l’impersonnel et le personnel, l’universel et le particulier, le lointain et l’immédiat.
Je soupçonne d’ailleurs que cette rivière a pour nom Amour, et que l’eau qui y coule est un élixir de longue vie, efficace seulement pour les idées qui en valent la joie.
Soulignons que M. Baillargeon a choisi de remettre son cachet à la Fondation pour l'alphabétisation
À propos de Normand Baillargeon
En plus de sa carrière d'enseignant en sciences de l'éducation à l'Université du Québec à Montréal (UQAM), Normand Baillargeon a été chroniqueur pour différents médias, notamment à Radio-Canada. Il est également philosophe et essayiste.