Photo: Laurence Labat

Jocelyne Robert: arrière-grand-mère et la vie continue

J’ai perdu mes deux parents fin vingtaine. J’ai connu deux de mes grands-parents — et encore! —, j’étais une gamine lorsqu’ils sont morts et n’ai pas souvenir du moindre échange, ni avec pépère Charlebois ni avec mémère Robert. Et voilà que par une belle journée de l’été 2018, Alice m’annonçait, la voix pleine de sourires et sur le ton le plus naturel du monde: «Mamie, tu vas être arrière-grand-mère!»



Alice, ma petite-fée-fille unique, ma complice d’un quart de siècle, ma gourou, ma muse, celle à qui j’avais chanté des berceuses, inventé et prolongé sans fin des histoires abracadabrantes avant le dodo parce qu’elle répétait inlassablement «encore Mamie, encore, encore la petite fille qui vivait dans la forêt...».

Cette blondinette à bouclettes qui m’avait demandé à 6 ans: «Mamie, je ne veux plus être la blonde de William, mais il ne me lâche pas, qu’est-ce qu’il faut que je fasse?» allait mettre un bébé au monde. Ma tite-fille avec un ti-bébé? Non, cela ne se pouvait pas.

Sa révélation fit émerger en moi un diaporama d’images en accéléré: nos virées en Westfalia, nos égarements dans les bois du grand parc Michel-Chartrand, sous la pluie battante ou en vélo-tandem-girafe, nos voyages à la mer, nos folleries et nos histoires inventées. Tout ce vécu avec ma petiote basculait soudain dans une sorte de lointain passé. Ma fille Véronique, sa mère, fabriquerait à son tour son histoire avec sa petite-marmaille.

Une fois passé mon vertige et calmées mes circonvolutions sanguines, je ne fus pas si surprise. Elle s’était mariée quelques mois auparavant, et ils voulaient des enfants. Et puis, je savais bien que de mère en fille, chez les femmes Robert, les ovules paradaient chaque mois derrière un couffin, en fleurant leur quart de siècle. J’avais eu ma fille à l’aube de mes 23 ans, celle-ci avait eu la sienne à 23 ans et Alice aurait la sienne à 24, le compte y était: je serais arrière-grand-mère à 70 ans.

Jamais au grand jamais, j’avais imaginé me retrouver vivante sur cette marche de l’escalier généalogique. Je pensai à l’aphorisme voulant que tout le bonheur du monde soit dans l’inattendu. Étais-je heureuse? Je n’en sais rien. J’étais ébranlée, disponible, accueillante et surtout, émerveillée.

Curieusement, j’avais surtout peine à croire que ma fille, belle comme le jour et au cœur de sa carrière d’avocate criminaliste, serait grand-mère à 48 ans, soit deux ans à peine plus âgée que moi lorsque je l’étais devenue. Je me souviens de cette journée. Je planais, nimbée d’une auréole or et rose. Fière.

Mais là, j’allais être arrière-grand-mère. Une arrière-grand-mère, dans l’imaginaire collectif, dans le mien comme dans le vôtre j’imagine, c’est presque forcément une ruine, une presque centenaire, une sorte de vieille sorcière qui ne mange pas les enfants, mais qui les apeure avec son teint gris, ses poils au menton, sa chair chiffonnée, pointillée de verrues. C’est une matriarche qui promène son sourire édenté ou son air austère, au mieux en marchette, au pire en fauteuil roulant. Pas besoin de me l’entendre dire pour que je sache, sans fausse modestie, que je ne corresponds pas à ce cliché. Je ne roule pas encore (sauf un peu des hanches), j’ai bien quelques implants — dentaires —, j’ai le teint plutôt rosé de celle qui prise un bon vin. Je marche et je mange, je m’amuse et je pédale, je patine et je nage. J’écris, je ris, je crée, j’aime et je voyage. À 73 ans, je fais tout cela un peu plus lentement, mais surtout plus consciemment, pleinement présente au plaisir, au moment qui m’est alloué. Pandémie étant, je rêve d’instants de liesse et de jeux avec mes arrière-petits-enfants, d’une terrasse ensoleillée autour de ripailles et de bulles avec mon amoureux, mes poupées russes, mes ami.es...

Louane, ma première arrière-petite-fille. Photo: courtoisie de Jocelyne Robert

Un jour, à la question: «C’est quoi une grand-mère?», un enfant a répondu: «C’est une mère qui a grandi.»  Par analogie, je dis depuis que ceux et celles qu’on appelle personnes âgées, aîné.es, vieux ou vieilles, sont des adultes qui ont grandi. On pourrait les appeler les grands-adultes. Moi, le temps de trois clins d’œil, je suis passée de mère à grand-mère, puis à grand-grand-mère. D’ailleurs, mon arrière-petite-fille Louane m’appelle Grand-grand. J’adore.

Je crois que c’est sa manière bien à elle, du haut de ses 2 ans 1/3, de se solidariser avec moi pour fustiger les âgistes bienveillants qui déparlent de p’tits vieux et p’tites vieilles. Tant et aussi longtemps que le monde dans lequel elle vit n’aura pas dénaturé et abîmé sa perception égalitaire des êtres humains de tous âges, elle croira et enseignera que les chevelures blanches ou grises et les sans-chevelures ne sont pas des «petites personnes».

Avant de vous quitter, une confidence. Il y a quelques jours, pour la première fois depuis sa naissance, mon petit-petit-fiston Manoé, deux mois, s’est endormi dans les bras de sa grand-grand masquée. Je le contemplais, yeux mi-clos. Il respirait paisiblement, souriant aux anges, lorsque j’ai perçu une étrange sensation d’effervescence autour de mon cœur près duquel reposait sa petite tête.

Mon petit-petit-fiston Manoé. Photo: Courtoisie Jocelyne Robert

En écarquillant mes yeux, j’entrevis un tourbillon de milliers de milliards de molécules contenant le double du triple d’atomes s’éclatant joyeusement les uns avec les autres. Tous mes ascendants et aïeules étaient là, réunis dans ce petit humain lilliputien. Durant cet instant, fugace d’éternité, je fus certaine que la mort n’existait pas.

Photo: Laurence Labat

À propos de Jocelyne Robert

Communicatrice hors pair, auteure bien connue et sexologue, Jocelyne Robert a largement contribué à la démystification de la sexualité de plusieurs générations de Québécois, qui ont profité de sa vision inclusive, moderne et inspirante. L'auteure, qui a plus d'une corde à son arc, s'intéresse notamment aux effets du temps qui passe. Un premier ouvrage sur la question, paru en 2010 et réédité en 2014, Les femmes vintage, révélait déjà la pensée de l'auteure sur le bonheur d'être soi-même à tout âge. En début d'année 2021, elle publie Vieillir avec panache (Éditions de L'Homme). Le lancement de cet ouvrage s'est fait lors d'un Rendez-vous Avenues.ca que vous pouvez voir ou revoir ci-dessous: