Dorothée Berryman: L’art de vivre
Maman n’a jamais voulu dire son âge. C’est une coquetterie qui nous faisait beaucoup rire, mes deux frères, ma sœur et moi, et elle aimait beaucoup nous faire rire. Nous avons eu le privilège tous les quatre de vivre avec elle ses derniers instants, son ultime soupir. Elle nous avait laissé une lettre que mes frères et ma sœur m’ont demandé de lire, tout de suite après son départ, alors qu’elle gisait encore dans son lit de mort. La voix étranglée par les sanglots, je lis les mots de Maman, pensées, anecdotes et dernières volontés, puis un post-scriptum qui dit: «Prière de ne pas mentionner mon âge dans l’avis de décès.» Inutile de dire que notre mère savait créer un effet et que nos larmes se sont transformées en un rire aussi libérateur que voluptueux.
Une jeune recherchiste à l’emploi d’une télé montréalaise avec qui je collaborais en vue de la promotion d’un spectacle me demande un jour: «Est-ce que je peux savoir votre âge?» En digne fille de ma mère, je n’apprécie pas du tout la question mais, quand même, je décide de lui dire… mon âge. «Mon Dieu! s’écrie-t-elle, pleine d’admiration, j’espère que je vais être comme vous quand j’vais être vieille.» Il y a de ça maintenant 24 ans. Je me questionne donc à mon tour : est-ce que cela fait de moi aujourd’hui, 24 ans plus tard, une vieille «vieille»?
Sans doute. Pourtant, je croyais que pour être une vieille «vieille», il fallait avoir franchi le cap des 95 ans et vivre jusqu’à 122 ans comme la Française Jeanne Calment. Décédée en 1997, elle est née en 1875 à Arles. Imaginez, elle a connu Van Gogh!
J’ai également beaucoup d’admiration pour la nouvelle doyenne de l’humanité, la Catalane Maria Branyas Morera qui, à 115 ans, raconte ses souvenirs aux 9000 abonnés de son compte Twitter!
Quant à la doyenne de Granby, Jeannette Ballard, elle célébrait en mars dernier son 107e anniversaire de naissance en faisant une démonstration de yoga. Elle est fragile, peut-être, mais quelle souplesse!
Je ne dis pas que je vise autant d’années «ici-bas», bien que je ne dise pas non à cet exceptionnel privilège. Mais j’aimerais assurément poursuivre ma route encore un moment avant de lever les pattes. Jeune comédienne, je me trouvais très chanceuse d’avoir choisi un métier qui me permettrait de travailler toujours, de ne jamais prendre de retraite. Vous comprendrez alors comme je suis inspirée quand j’apprends que la chanteuse Marilyn Maye, doyenne des cabarets new-yorkais et grande interprète du Great American Songbook, alerte, vive et en voix à l’aube de ses 95 ans, vient de faire le 24 mars dernier ses débuts à Carnegie Hall. Vous ne serez pas non plus surpris de mon admiration pour Janette Bertrand, une femme incomparable, journaliste, comédienne, autrice, dramaturge, féministe et grande communicatrice, qui célébrait le 25 mars dernier ses 98 ans, le cœur amoureux et la tête pleine de projets. C’est ça, être jeune, ma foi!
Au fait, qui décide qu’on est vieux? Soi ou les autres? Bon, je ne suis pas vieille, mais vieille «vieille», et celles que je viens de nommer sont les plus vieilles «vieilles». Ça, c’est ce qu’on dit. Mais peu importe, puisqu’à tout âge, le défi est le même et je vais le nommer avec les mots d’Elsa Triolet : «On devrait toujours se voir comme des gens qui vont mourir le lendemain. C’est le temps qu’on croit avoir devant soi qui vous tue.»
L’idole de mes 15 ans, Petula Clark, chantait: «Tout le monde veut aller au ciel, oui, mais personne ne veut mourir.» Le détachement s’apprend, se pratique et se vit à chaque instant, dans l’équanimité face au changement. Malheureusement, je n’ai pas encore atteint la sagesse. «You ain’t Bouddha yet», comme me disait affectueusement mon ex. Mais quelle énergie m’anime, quel enthousiasme je ressens à l’idée que j’ai encore tout à apprendre de l’art de vivre… et de mourir, si possible avec le sourire.
PS: À ceux qui veulent connaître mon âge, prière de consulter Wikipédia.
À propos de Dorothée Berryman
Actrice, animatrice de radio et chanteuse de jazz, Dorothée Berryman mène avec excellence sa carrière sur plusieurs fronts.
Au grand écran, elle a joué dans de grandes productions, dont La Gammick de Jacques Godbout (1974), Le Déclin de l’Empire Américain de Denys Arcand (1986), Les Noces de papier de Michel Brault (1989), Un autre homme de Charles Binamé (1990), Le Violon rouge de François Girard (1998) et Les Invasions Barbares de Denys Arcand (2003).
Elle est également active au petit écran, où on a pu la voir dans Scoop (1992), Urgence (1996), La vie, la vie (2001), Providence (2005), Une autre histoire (2019) et, plus récemment, dans La faille (2021) et Sans rendez-vous (2022), sur les ondes de Radio-Canada.
Au tournant des années 2000, elle retrouve ses anciennes amours et se remet au chant. Depuis, elle publie plusieurs disques et présente quelques spectacles où elle visite le répertoire jazz.