Jean Leloup – Des grands instants de lucidité d’Olivier Boisvert-Magnen

Même s’il est totalement disparu de nos radars depuis plus de trois ans, Jean Leloup est encore bien présent. En octobre, la maison d’édition Les Malins publiait Jean Leloup Des grands instants de lucidité, un ouvrage passionnant sur le parcours discographique de cet artiste remarquable, mais pas facile à suivre.



À défaut d’avoir la contribution de son sujet, l’auteur Olivier Boisvert-Magnen a interviewé plusieurs musiciens qui ont cheminé avec Leloup, ainsi qu’une ribambelle d’artistes influencés par ce génie créateur unique dans le paysage musical québécois (James Di Salvio, Hubert Lenoir, Dumas, Émile Bilodeau, Salomé Leclerc, etc.).

Journaliste lui-même, Boisvert-Magnen a aussi écumé les déclarations que le chanteur a faites dans les différents médias tout au long de sa carrière. Quarante ans de propos souvent décoiffants, de sa victoire au Festival de la chanson de Granby en 1983 à sa dernière apparition publique au Gala de la SOCAN en 2019. À cette occasion, la Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique lui remettait trois prix Classiques pour 25 000 diffusions à la radio des chansons Isabelle, 1990 et Cookie.

Ce livre, dont la mise en page est aussi funky que son sujet, n’est donc pas une biographie classique. À part la mention de son enfance au Togo et en Algérie, qui a considérablement marqué la personnalité de ce natif de Sainte-Foy, le livre s’attarde peu aux détails biographiques, comme la famille, les études, les amours.

Voilà une lecture fascinante qui a fait mon bonheur cette semaine.

L’auteur nous fait plutôt vivre les étapes qui ont mené à la création de chacun des disques de Jean Leloup. Menteur, L’amour est sans pitié, Le dôme, Les fourmis, La vallée des réputations, Mexico, Mille excuses Milady, The Last Assassins, À Paradis City, et L’étrange pays, ils y passent tous.

On s’entend, tous ces enregistrements ont donné des pépites. Y’a personne au Québec qui a échappé au charme ravageur des chansons de Leloup. Impossible de résister à des titres comme I Lost My Baby, 1990, La vie est laide, Je joue de la guitare, Balade à Toronto, Johnny Go, Paradis City.

On n’a pas idée, jusqu’à ce qu’on lise ce livre, à quel point ces canons de la chanson québécoise ont demandé du temps, de l’énergie, de l’argent pour advenir. À quel point le travail chansonnier de Jean Leloup est un dur labeur qui a usé la santé physique et mentale de ceux qui y ont été associés.

Les musiciens interrogés aux fins de cette brique de 300 pages ont été sans filtre. Ils ne parlent pas la langue de bois. Ils décrivent avec franchise les heures passées en studio à échafauder les chansons d’un artiste toujours en quête de nouveautés, d’idées meilleures, plus originales que celles jammées la veille.

Quel artiste fédérateur, capable d’attirer un public de 7 à 77 ans… depuis 40 ans!

Au fil des chapitres, on voit s’établir un pattern. Jean Leloup recrute un nouveau talent (musicien, choriste, réalisateur, producteur), chemine avec lui, et sans crier gare, abandonne la personne pour passer à une autre étape avec un nouveau collaborateur. Le livre est farci d’artistes largués en cours de route d’un projet. On réalise aussi que les projets s’enlisent souvent, car le principal intéressé peine à choisir les multiples pistes qui s’offrent à lui, ou a tout simplement tendance à vouloir constamment refaire ce qui a été fait.

Les histoires autour de la création des spectacles qui suivent la sortie des albums sont aussi remplies de péripéties rocambolesques. Comme ce fameux concert prévu à Lac-Beauport à l’occasion du 400e anniversaire de Québec qui finit par être présenté au Colisée à cause de la pluie. Déçu et stressé par la tournure des événements, Leloup insultera le public de la Vieille Capitale, le qualifiant de mou. Un épisode qui, après coup, l’amènera à faire cette célèbre déclaration: «J’ai mal agi, j’ai mal agi, j’ai mal agi.»

Juste à lire, on est épuisé. Jean Leloup, Jean Leclerc, John The Wolf, et tous les autres surnoms dont il s’affuble, est difficile à suivre. Et pour cause! Sans trop insister, le livre aborde les excès d’alcool et de drogue du chanteur, une consommation qui le mène à plusieurs reprises en cure de désintoxication. Il est aussi fait mention de ses problèmes de santé mentale (Leloup avoue être bipolaire dans le livret de son disque Mille excuses Milady).

À travers les témoignages recueillis auprès de ceux qui ont constitué la cour du roi Ponpon (un autre surnom!), on ne sent pas de rancœur, juste de la déception. Comme si personne ne pouvait en vouloir à ce personnage plus grand que nature, franc, perfectionniste, toujours en quête d’un son original et affranchi. Tous ceux qui ont croisé le chemin de ce créateur de génie disent avoir appris de lui, et avoir bénéficié de sa générosité.

Ils ont raison. Comment en vouloir à quelqu’un qui ne travaille pas pour lui, mais pour faire la meilleure chanson, celle qui ne ressemble à aucune autre?

Faites le test, réécoutez les disques de Jean Leloup. Chacun est différent. Aucun ne ressemble à l’époque où il a été fait. Ces chansons-là ne vieillissent pas. Elles sont aussi imprégnées d’impressionnants instants de lucidité qui contrastent avec la personnalité égarouillée de son auteur en entrevue. Et quel artiste fédérateur, capable d’attirer un public de 7 à 77 ans… depuis 40 ans!

Voilà autant de raison de lire ce livre éclairant sur une des plus grandes légendes musicales du Québec.