Eugène Cloutier. Un Canadien errant, Anne-Marie-Cloutier

Si je vous disais que bien avant À la semaine prochaine, il y a eu, pour faire rire les auditeurs de la radio de Radio-Canada, Le p’tit train du matin, émission menée par René Lecavalier et Miville Couture? Qu’avant Un gars, une fille, il y a eu à la télévision Anne-Marie, une continuité dépeignant les tribulations quotidiennes d’un couple incarné par Monique Leyrac et Roland Chenail? Qu’avant Les grands explorateurs, une série radio intitulée Les mensonges d’Ulysse a fait découvrir le monde aux Canadiens? Le dénominateur commun de ces trois exemples démontrant que notre époque n’a pas tout inventé, c’est Eugène Cloutier, auteur-dramaturge-réalisateur tombé dans l’oubli malgré sa grande contribution au monde de la radio, de la télévision, du théâtre, et du voyage.



Dans un ouvrage de 250 pages, publié à compte d’auteur, Anne-Marie Cloutier, fille d’Eugène Cloutier et Isabelle Boiteau, remet les projecteurs sur ses parents avec un style pétillant, souvent sarcastique, mais toujours lucide et bien documenté.

L’auteure a mis des années à boucler cette biographie qui fait revivre les grandes heures de la radio culturelle, l’effervescence des débuts de la télévision, la naissance du théâtre québécois, la grande époque où il y avait beaucoup d’exotisme à la clé pour les gens curieux de découvrir le monde.

Le récit de cette vie virevoltante commence à Québec, ville de naissance d’Isabelle et Eugène. Rien ne prédestinait ce dernier à la carrière qu’il a eue, sauf beaucoup de détermination et d’ambition. Par un miracle que l’auteure n’arrive pas à expliquer, le jeune Eugène, fils d’une famille extrêmement pauvre de la Basse-Ville, réussit à être admis au très huppé collège des jésuites Saint-Charles-Garnier, bastion de la bourgeoisie de la Haute-Ville.

Premier combat pour cette sorte de Napoléon Plouffe: faire sa place dans un monde hostile. Pour s’affirmer, le brillant étudiant peut compter sur l’appui de quelques camarades impressionnés par son érudition, notamment un certain François Cloutier (aucun lien de parenté), qui sera un jour psychiatre et ministre des Affaires culturelles.

Il s’affirme aussi par les mots, faisant sienne cette citation de l’académicien Maurice Barrès: «Jeune, infiniment sensible et parfois peut-être humilié, prêt pour l’ambition.»

Le plan de match de Cloutier, qui aspire à devenir un grand auteur: commencer par gagner sa vie en écrivant. À sa sortie du collège, il est embauché au journal Le Soleil, qui fournit en nouvelles les stations CKCV et CHRC. Début des années 1940, le voilà journaliste parlé qui couvre La conférence de Québec, qui amène dans la Vieille Capitale Winston Churchill, Franklin Roosevelt et Mackenzie King. Le jeune scribe débutant cumulera aussi les postes de correspondant à l’Assemblée nationale et de chef des nouvelles de CHRC! Malgré cette vie professionnelle chargée, il fait de la place dans sa vie à Isa, une speakerine à la voix d’or qui le suivra toute sa vie dans ses projets les plus fous.

À peine passé l’âge de 25 ans, Eugène est marié et rêve déjà d’autre chose, d’ailleurs.

Cet ailleurs, ce sera d’abord Montréal et la maison de Radio-Canada, boulevard Dorchester Ouest, où il fait rapidement sa place comme scripteur et réalisateur. En cultivant aussi des amitiés de couple fécondes, notamment avec Jean Lajeunesse et Janette Bertrand et Monique Leyrac et Jean Dalmain.

Eugène Cloutier voulait écrire, il sera servi. Ses textes sont très demandés, et il est prolifique. Là encore, je dirais que Fabienne Larouche n’a rien inventé en matière de boulimie au travail. Au fil de sa carrière, son nom apparaît aux crédits d’innombrables émissions radio et télé. Le p’tit train du matin et Anne-Marie déjà nommées, mais aussi des titres qui rappelleront des souvenirs aux plus vieux d’entre nous: Mélodies oubliées, Les idées en marche, Les journalistes au micro, Baptiste et Marianne, J’ai rêvé cette nuit, D’une certaine manière, C’est la vie, Préméditation, Le colombier, etc. Ces textes sont défendus par les gros canons de l’époque, Robert Gadouas, Jean Gascon, Jacques Languirand, Guy Mauffette, Huguette Oligny, Denise Pelletier, pour n’en nommer que quelques-uns.

En faisant la description de la vie professionnelle de son père, Anne-Marie Cloutier nous fait aussi découvrir un modèle, avant l’heure, celui du télétravail.

Eugène Cloutier écrit ses scénarios, ses capsules, ses articles de l’endroit où il vit: son appartement sur du Fort au début, sa maison à Westmount plus tard, et souvent de Paris, où il s’installe pour de longues périodes avec femme et enfant.

C’est quand même fascinant de constater que le créateur de contenu d’une matinale radio quotidienne puisse écrire et envoyer ses textes depuis son minuscule appartement de la Ville Lumière sans jamais rater l’heure de tombée. Merci aux PTT, j’imagine.

Le triumvirat Cloutier passera beaucoup de temps en France, un pays qui leur servira de base pour visiter le monde. Il y aura entre autres un tour du monde en plus de 80 jours (Londres, Honolulu, le Japon, Tahiti), et un séjour d’un mois en Tunisie, en vacances avec le trio Monique Leyrac, Jean Dalmain et leur fille Sophie.

1947. L'équipe du P'tit train: de gauche à droite : Miville Couture, Eugène Cloutier et René Lecavalier.

En sus de ses activités d’auteur et de son statut de globe-trotter, Eugène Cloutier occupe, au début des années 1960, le poste de directeur de la Maison des étudiants canadiens à Paris. Il prend très au sérieux cette fonction qui lui permet d’inviter comme conférenciers des créateurs qui l’impressionnent, Aragon, Aimé Césaire, Alain Robbe-Grillet.

Cette vie de Canadien errant finit par placer Cloutier en situation de porte-à-faux. La vie qu’il mène ne correspond pas aux préoccupations du public auquel il s’adresse dans ses œuvres. Son attachement à un Canada un peu mythique l’éloigne de la réalité d’un Québec en pleine Révolution tranquille. Quand il revient au pays pour faire des documentaires sur le Canada à l’occasion d’Expo 67, il commence à se sentir exclu de la nouvelle garde radio-canadienne plutôt indépendantiste.

Ce qu’il produit au théâtre et à la télévision est souvent durement critiqué. C’est le cas notamment de D’abord l’amour, une comédie musicale qu’il écrit en 1974 avec André Gagnon et mise en scène par Jean Faucher. Anne-Marie Cloutier avance que son père est alors lui-même conscient qu’il a perdu la touche.

À une époque où l’alcool sert d’exutoire et la santé mentale est un tabou (deux de ses amis, Robert Gadouas et Hubert Aquin se suicident), le monde d’Eugène Cloutier s’enraye. Mais envers et contre tous, il continue à voyager malgré sa mauvaise santé. Il va au Chili, à Cuba, au Japon, en Californie et tire de ses expéditions des récits de voyage qu’il publie. En raison de sa grande connaissance du monde, Radio-Canada lui offre le poste de directeur de Radio-Canada International. Un retour à l’information, où tout a commencé, mais un cadeau de Grec pour un homme qui n’a aucune expérience en gestion de personnel. Il meurt en fonction d’une crise cardiaque, alors qu’il s’apprêtait à déménager à Ottawa pour occuper un poste de commissaire au CRTC.

Des fois, la réalité est plus surprenante que la fiction. C’est Jean Lajeunesse et Janette Bertrand, qui sortent de cinq ans d’écriture de Quelle famille!, qui s’occupent des deux survivantes du trio qu’Eugène Cloutier formait avec sa femme Isa et sa fille Anne-Marie.

Cette vie familiale en trio, les débuts à CKCV, le désir de faire carrière à Radio-Canada Montréal, la vie dans le quartier Shaughnessy et à Westmount, la passion de la France, le séjour d’un mois en Tunisie, j’ai eu plusieurs occasions de me reconnaître dans l’histoire d’Eugène Cloutier. Comme lui, j’ai un jour écrit à l’annonceur-conseil Raymond Laplante pour savoir comment on peut entrer à Radio-Canada Montréal.

Cela a peut-être teinté positivement mon appréciation de cette biographie, mais je pense objectivement que ce livre méritait d’être écrit. Il nous fait découvrir une facette différente de l’histoire de la radio, de la télévision, du théâtre québécois d’avant-garde, du journalisme au Québec. Ce livre nous change des habituels héros de cette époque.

1966. En vacances à Wildwood. Une des rares photos de famille.

Un Canadien errant a été publié à compte d’auteur et n’a eu aucune couverture médiatique. J’espère que mon texte incitera une maison d’édition à offrir à Mme Cloutier d’en faire un nouveau tirage. Pour le moment, le livre existe seulement en version électronique. On peut se le procurer pour 18$ en écrivant à a.m.c@videotron.ca. Un bon achat.