Vieillir femme, l’ultime malédiction
«Toujours aussi belle à 57 ans…» «Magnifique, sans filtre et naturelle… à 60 ans!» «Comment elles ont réussi à rester au top après 50 ans?» Ces titres d’articles ne proviennent pas d’un vieil exemplaire de Madame au foyer sorti du grenier parental. C’est apparu ces derniers jours sur mon fil Twitter. M’entendez-vous hurler jusqu’à chez vous? Mot d’église de votre choix par ici. Un autre encore. Oups. Ma consternation fait d’ailleurs écho à celle de l’estimée journaliste et romancière française Marie Charrel, qui publiera le 9 novembre, Qui a peur des vieilles? (éd. Les Pérégrines), un premier essai épatant dans lequel elle décrypte les origines de l’effroi du vieillissement tel que vécu – avec raison – par les femmes.
Réglons tout de suite la question des hommes. Je sais, eux aussi vieillissent et luttent à leur manière contre les signes du temps, vivent parfois même de l’âgisme. OK. Or, sur cette question, je ne laisserai place à aucune négociation, pas la moindre parcelle: vieillir pour une femme est pire que pour un homme. Merci, bonsoir. Des exemples? J’en ai un tiroir débordant. Marie Charrel aussi. Je viens du monde des médias, milieu d’images et de représentations cruelles. Des injustices crasses, j’en ai vu à la tonne. De la part de messieurs, et de mesdames aussi… Pas étonnant d’ailleurs qu’il y ait plus de femmes que d’hommes qui mentent sur leur âge. L’âgisme, auquel s’ajoute le sexisme dans le cas des femmes, se vit d’ailleurs dans tous les milieux. Certaines vivent mieux avec cette date de péremption, sorte d’épée de Damoclès suspendue au-dessus de leur tête, d’autres moins. Quoi qu’il en soit, c’est scandaleux.
Dans La vieillesse, Simone de Beauvoir soulignait déjà en 1970 que l’on ne parle jamais de «belle vieillarde». «Au mieux, on dira une charmante vieille femme», tandis que l’on ne se prive jamais d’admirer de «beaux vieillards». «Le terme "vieilles peaux" désigne en général des femmes. On s’extasie devant la chevelure argentée de Richard Gere et le physique fringuant de Robert Redford. Mais lorsqu’on salue la beauté de Meryl Streep, on précise en général aussitôt "pour son âge", ou alors qu’elle est "bien conservée"», soutien Marie Charrel. Elle rappelle qu’en février 2020, la toile s’était émue de voir Jane Fonda, 82 ans, assister à la quatre-vingt-douzième cérémonie des Oscars avec des cheveux coupés courts, et gris, qu’après des décennies de teinture, elle avait renoncé à son habituel blond. Depuis quand remporte-t-on des médailles quand on décide de laisser «la nature» suivre son cours? Bravo, Jane. Or, je me dis quand même que Jane Fonda aura beau garder la tête grise, afficher ses rides ou je ne sais trop, elle ne disparaîtra jamais tout à fait, elle, je veux dire qu’elle ne sera pas reléguée aux oubliettes. Fonda comme toutes les stars d’ici et d’ailleurs dont on salue l’éclat naturel «malgré l’âge» feront parler d’elles, susciteront le respect jusqu’à leur mort pour leur beauté, certes, mais pas que, et heureusement. Je pense néanmoins à bien des égards qu’il est plus facile de vieillir pour une célébrité richissime à qui on tire la chaise au restaurant que pour celle – l’inconnue – à qui on ne prend même pas la peine d’ouvrir la porte, faute de l’avoir remarquée… La retraitée de l’enseignement, la serveuse au délicatessen, l’ouvrière fatiguée qui rêve de se retirer… Elles, elles disparaissent, n’existent plus. Une question de gènes, de santé, d’attitude globale, peut-être. «C’est à 30 ans que les femmes sont belles, après ça dépend d’elles», chante Jean-Pierre Ferland. Signe rassurant des temps, cette toune n’a plus tout à coup le même lustre qu’avant…
Fléau d’une époque malade
L’idée n’est pas tant de trouver des coupables, mais plutôt de scruter le phénomène ahurissant, le décrypter un peu pour ouvrir des pistes de réflexion, espérer peut-être un jour pour nos filles un changement de paradigme. Parce qu’on a beau avoir amélioré notre sort dans beaucoup de combats féministes, la guerre est loin d’être gagnée dans les pays industrialisés. Quant au reste de la planète, la question de survie l’emporte avec raison sur celle de «l’invisibilisation des vieilles» dont témoigne Marie Charrel. Il n’en demeure pas moins que la question de cette cruelle disparition sociale des femmes a sa raison d’être, m’apparaît même fondamentale et symptomatique d’une époque malade, contaminée par le regard, les perceptions, le jugement et les attentes jusque dans ses racines les plus profondes et lointaines.
Pourquoi ce regard toujours ambivalent sur la vieillesse, objet tantôt de respect, tantôt de rejet? «C’est que la société (c’est-à-dire nous tous) n’est pas à une contradiction près. Elle vieillit, mais vénère une jeunesse qui lui ressemble de moins en moins. Elle nous enjoint à "nous accepter telles que nous sommes", mais aussi, à rentrer dans la norme, explique l’essayiste. Elle prie les femmes de ne pas tricher, de se montrer authentiques, mais elle survalorise celles qui savent rester minces, jolies et paraître jeunes.» Sur quel pied danser à partir de là? Si je succombe à cette «tricherie», on condamnera mon manque de solidarité à l’endroit des autres, ma superficialité, ma vanité, alléluia, et si je laisse les effets du temps se déployer sur mon corps, on me félicitera peut-être d’avoir su rester cute «quand même» (ouch).
Ou… On me dira subtilement de faire un effort... Le message est sournois, mais bel et bien présent quand, sur des sites de rencontre, beaucoup d’hommes ayant eux-mêmes dépassé la quarantaine cherchent des femmes de moins de 40 ans «bien conservées». Eux, le sont-ils tous, «bien conservés»? C’est d’ailleurs un sujet de discorde récurrent avec certains amis, des mecs hétéros qui – sans jamais oser défendre le disgracieux Yann Moix – reproduisent le même comportement; éternels adolescents incapables de s’imaginer aux côtés d’une femme de leur âge. Je me demande parfois si ces considérations sont «juste» d’immatures caprices esthétiques, ou s’ils tolèrent mal l’idée qu’une femme de leur âge puisse leur tenir tête… Les deux options me sidèrent.
La plus grande ironie de l’affaire, c’est que pour certaines femmes, c’est après 50 ans que l’extase survient; une fois les enfants élevés, les preuves professionnelles faites, la galère terminée, l’expérience assumée, la confiance en soi suffisante pour cesser en partie ou totalement de douter, de se comparer, de souffrir d’imposture. L’extase de vivre, je veux dire. Et sexuelle aussi, m’informent quelques sources bienveillantes. Une collègue journaliste de 54 ans m’avouait se sentir enfin respectée: «On ne me voit plus, donc on ne se méfie plus de moi», m’avouait-elle dans un éclat de rire. Méfiance? Ce mot a piqué ma curiosité. «Oui. Ça a commencé après la naissance des enfants, on a commencé à accorder de l’importance à ce que j’avais à dire, à se fier à mon intuition, à écouter mon avis… Quand j’ai pris du poids à la ménopause, c’était encore plus vrai. J’imagine qu’on ne craignait plus que je prenne la lumière à la place de qui que ce soit. Je brillais moins, j’aveuglais moins. C’est toujours moins confrontant pour les autres, je ne suis plus une menace pour les femmes, ni pour les hommes!»
Et il faudrait se réjouir de ce prix de consolation? «Il y a un prix à la liberté de parole des femmes. À leur existence même. Encore aujourd’hui. En 2021», m’assure-t-elle. Sois belle et tais-toi ou parle et disparais. Naître femme, vieillir femme, ressemble souvent à une malédiction.