La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

Un bulldozer pour les femmes en journalisme

Les femmes journalistes sont plus que jamais la cible de haine, en ligne, certes, mais aussi sur le terrain. À l’heure de la pandémie, qu’elles exercent leur profession à la télé ou en presse écrite, elles sont nombreuses à dénoncer cette situation. Des mesures draconiennes doivent être prises.



La grande Colette se plaisait à dire: «La femme est capable de tous les exercices de l’homme sauf de faire pipi debout contre un mur.» Ainsi va la profession de journaliste, qu’elle soit exercée par mes collègues femmes ou hommes. Or, des murs, celles qui font du journalisme en frappent plus souvent à cause de leur genre que les messieurs, ça, c’est incontestable.

Le 20 avril dernier, dans une lettre ouverte à La Presse, Catherine Tait, l’actuelle présidente-directrice générale de CBC/Radio-Canada, soulignait d’ailleurs la recrudescence de la violence envers les journalistes, plus particulièrement les femmes, citant l’inquiétant rapport de l’UNESCO paru l’an dernier qui en faisait état, chiffres alarmants à l’appui, comme ce 73% de femmes journalistes interrogées qui disaient avoir subi des violences en ligne. 20% d’entre elles avaient aussi été victimes de violence hors ligne après des attaques reçues en ligne, notamment sur leurs réseaux sociaux ou ceux de leur média. Dans son texte, Tait rappelait aussi l’alarme sonnée en ce sens l’été dernier par la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ).

Michaël Nguyen, président de la FPJQ, le confirme, ce sont les femmes qui sont les plus ciblées par la violence. «On constate qu’elles sont attaquées au sujet de leur physique et c’est encore pire dans le cas de femmes racisées», déplore celui qui a aussi fait les frais de menaces de mort. «Il y a vingt ans, on parlait de trolls anonymes en ligne. Aujourd’hui, ils ne prennent même plus la peine de se cacher. On dirait que la pandémie fragilise certaines personnes, les amène à une désinhibition.» Pas étonnant que ce désir de se montrer ou de faire les «clowns» les attire devant les caméras des reporters sur le terrain.

La bonne fille de la télé

Je me souviens de la journaliste télé d’expérience Valérie-Micaela Bain qui avait repoussé et réprimandé avec raison un homme venu l’embrasser à l’écran pendant son intervention en direct aux nouvelles lorsqu’elle couvrait le festival Osheaga en 2017. «J’ai l’impression que comme femme, quand on se fait embrasser ou quand quelqu’un rentre dans notre bulle, on a ce réflexe d’être fine et polie, parce qu’on nous a appris à être fine et polie. Mais Osheaga, c’était la goutte qui faisait déborder le vase. Je me souviens m’être dit que ce coup-là, je n’allais pas faire semblant que ça ne me dérange pas. Jamais ce gars n’aurait fait ça dans la rue à une inconnue. Il l’a fait parce que j’étais une femme en ondes à la télé», m’explique Valérie-Micaela Bain, qui n’en était pas à sa première embrassade du genre. Un membre de la communauté artistique lui a d’ailleurs déjà fait le coup lors d’un direct dans une couverture de gala.

Elle m’assure que la direction des nouvelles de Radio-Canada incite les journalistes à leur rapporter les événements désagréables auxquels ils sont confrontés. Il y a aussi eu récemment des rencontres spéciales de préparation et de conscientisation en prévision des couvertures de manifestations comme celles liées à la pandémie. En somme, des moyens sérieux sont pris du côté de Radio-Canada.

Lors d’une manifestation anti-masques à Québec l’été dernier, la journaliste Kariane Bourassa de TVA Nouvelles avait elle aussi été intimidée d’une manière similaire à celle de sa collègue radio-canadienne. Dans ces deux cas, il s’agissait d’intrusion à l’écran lors de grands rassemblements, comme si l’émulation avait pour effet d’en transformer certains en Cro-Magnon désireux de montrer au monde entier leur maîtrise de l’art de la chasse. Et traquer une femme qui exerce une profession «sérieuse», on le sait, c’est tellement plus drôle.

Lors d’une manifestation anti-masques à Québec l’été dernier, la journaliste Kariane Bourassa de TVA Nouvelles a été intimidée lors de son reportage en direct à la télévision. Photo: Facebook Kariane Bourassa Journaliste

Femmes de lettres, femmes ciblées

Bien sûr, les journalistes à l’écrit ne sont pas épargnées. J’ose à peine imaginer ce que des femmes comme Isabelle Hachey, Rima Elkouri ou Francine Pelletier, pour ne nommer que celles-là, peuvent recevoir comme haine.

Parmi celles qui y goûtent plus souvent qu’à leur tour, il y a Camille Lopez, dont le nom a fait les manchettes en 2019. La journaliste venait de dénoncer les menaces d’un certain Alexandre Parent, sympathisant de l’extrême droite qui avait invité les internautes à la violenter après qu’elle eut démasqué une fausse information qu’il avait propagée.

Pigiste, notamment à L’actualité et depuis peu à Noovo, celle qui traite surtout de dérives du web et de désinformation estime qu’après chaque texte qu’elle publie, elle reçoit un flot d’injures de la part d’internautes qui lui écrivent directement pour la qualifier de «laide», «chienne», «conne», «nounoune» ou pour la menacer de porter plainte au Conseil de presse. «C’est aussi très fréquent qu’on me dise que je suis trop jeune pour être journaliste, bref on remet toujours mes compétences en doute en lien avec mon âge et, bien sûr, parce que je suis une femme!», note la bachelière en journalisme de l’UQAM âgée de 26 ans qui ne s’attendait pas à recevoir tant de violence au sortir de ses études. Elle est aussi d’accord pour admettre que l’isolement en pandémie accentue ces comportements. Un isolement qui a aussi tendance à vulnérabiliser les pigistes, qui n’ont pas toujours de collègues à proximité avec lesquels décanter.

La journanliste Camille Lopez a fait les manchettes en 2019 en dénonçant les menaces d’un certain Alexandre Parent, sympathisant de l’extrême droite qui avait invité les internautes à la violenter après qu’elle eut démasqué une fausse information qu’il avait propagée. Photo : Francois Perras, Facebook Camille Lopez

Aude Boivin Filion se souvient de ses débuts de carrière, il y a plus de dix ans, dans un magazine consacré aux technologies. «Il n’y avait pas beaucoup de femmes qui couvraient la techno, ça en gênait plusieurs, on remettait en doute ma crédibilité parce que j’étais une femme.» Parfois, il ne s’agissait même pas de commentaires sur ses articles. Certains ont même commencé à faire des recherches sur elle pour s’attaquer à sa vie privée. «J’ai reçu ça de plein fouet, j’étais humiliée, profondément affectée, je suis devenue parano, je voulais devenir intouchable en me cachant. Je n’ai pas été accompagnée là-dedans. C’était une autre époque. Je n’osais pas non plus en parler. J’ai craint que mon patron m’accuse de nuire à la réputation de la publication.» Aujourd’hui journaliste pigiste, il lui arrive encore d’avoir peur d’appuyer sur send. «À de nombreuses reprises, j’ai considéré changer de carrière. C’est venu casser quelque chose», exprime la détentrice d’une maîtrise en littérature comparée.

Comment est-ce possible d’arriver à continuer à faire un travail rigoureux, à rester concentrée sur le contenu, sans en venir parfois à douter de soi, de ses compétences, sans craindre les retombées? Les meilleurs journalistes qu’il m’ait été donné de côtoyer, des bancs de l’UQAM en journalisme à aujourd’hui, sont les plus «humains», celles et ceux qui font le plus preuve d’empathie. Qui dit plus sensibles dit souvent plus réactifs aux attaques. Je serais curieuse de voir le nombre de collègues qui ont dû prendre congé, renoncer même à leur carrière, après avoir reçu leur lot de haine.

Fut un temps pas si lointain où les femmes n’en menaient pas large dans les salles de rédaction gonflées à bloc de misogynie. 2005, 2006, 2007… j’en ai vécu moi-même. Je croyais qu’avec le départ à la retraite d’une cohorte de mononcles abusifs, les femmes journalistes auraient enfin la paix. Non. Voilà qu’avec le «far web», la violence arrive de l’extérieur. Les murs des salles de presse ne suffisent pas à enrayer la menace.

À la FPJQ, on m’assure que des mesures seront prises très bientôt. Les universités où le journalisme est enseigné devront elles aussi offrir des cours sur ces questions. Comme le mentionnait Catherine Tait dans sa lettre ouverte, il en va des parlementaires aussi, qui ont un rôle à jouer. Si le gouvernement britannique a dévoilé un plan d’action national pour protéger les journalistes contre les manifestations de haine, je pense qu’il faudra ici aussi déposer un projet de loi solide pour lutter contre la haine en ligne. C’est attendu pour les prochaines semaines. Ça prendra une mesure ciblée spécifique aux femmes journalistes. Ça presse. Cette action doit être le bulldozer capable de détruire les murs qui les empêchent de bien faire leur travail. En fin de compte, c’est la population entière qui bénéficiera du soin qu’on mettra à les protéger, elles et le message de qualité qu’elles s’échinent à nous transmettre.