Toutes choses ou l’appel des fantômes
Toutes choses, pièce de théâtre écrite par Fanny Britt et mise en scène par Alexia Bürger, est une expérience quasi mystique.
Tout m’appelait au théâtre à l’annonce d’une réunion brillantissime au Quat’Sous entre l’auteure Fanny Britt, la metteuse en scène Alexia Bürger et les actrices Sophie Cadieux et Kathleen Fortin. Quoi rêver de mieux pour repartir la «machine théâtrale» suspendue comme mille coïts interrompus depuis deux ans?
Toutes choses, présentée jusqu’au 14 mai, est une expérience quasi mystique. Pour moi. Je suis peut-être un peu, beaucoup passionnément biaisée, c’est «mon époque», ma génération, mes valeurs qui s’expriment dans cette ode à l’amitié traversée par la nostalgie des années 1990 et du monde d’avant, indubitablement.
D’abord, il y a cette amitié qui unie Fanny Britt et Alexia Bürger, deux âmes vives, sensibles, complémentaires, qu’on se surprend (en tous cas, moi…) à envier de s’être trouvées comme des âmes sœurs, d’être un jour tombées en amitié. Hélas, le Tinder des amies n’existe pas encore. Elles parlent leur langage à elles, elles ont leurs expressions, leurs «insides», souvenirs et patois.
J’avais un peu peur de me sentir exclue du beau programme de Toutes choses, malgré le fait que nous partagions à peu près le même âge, donc un air du temps respiré en commun, ne serait-ce qu’une fascination pour un certain River Phoenix...
Ensuite, il se trouve qu’elles sont aussi liées par une tragédie: la perte d’un frère. Chacune. Ce drame survenu à des années d’intervalle dans des circonstances toutes aussi effroyables, mais différentes, scellera leur destin à la vie, à la mort et traverse comme un fantôme ce spectacle. À petits pas, sans s’imposer. Elles sont trop délicates pour appuyer là-dessus.
Le fil rouge sur lequel elles avancent; Britt avec ses mots géniaux, Bürger avec sa mise en scène chaque fois inventive, simple et fine: le film culte américain de 1986 Stand by Me, réalisé par Rob Reiner, dont elles connaissent les répliques par cœur, symbole aussi du temps d’avant. Avant les grandes douleurs. Comme si en regardant ça ensemble dans les années 1990, inconsciemment, elles se préparaient au pire, comme si c’était une pratique de souffrance, sorte de cinéma-oracle pour qu’au moment fatal, elles puissent se raccrocher à quelque chose, une petite madeleine dans une réalité qui les dépasse. Ensemble encore. Et c’est sur ce point précis, celui des fantômes qu’elles portent en elles (on en a tous) – comme le cadavre du film inspiré de la nouvelle The Body de Stephen King – qu’elles nous gagnent.
Puisqu’elles sont très, très brillantes, elles réussissent à insuffler une aura d’humour à cette tension perpétuelle, savamment maintenue par Sophie Cadieux et Kathleen Fortin, qui incarnent les deux amies, véritables fil-de-féristes expérimentées, choisies, on s’en doute, avec une attention peut-être plus spéciale qu’à l’habitude vu la dimension intime du projet.
«L’humour est une affirmation de la dignité, une déclaration de la supériorité de l’homme face à ce qui lui arrive», écrivait Romain Gary. Le texte en est empreint, dosé d’une autodérision complètement assumée par les créatrices: un soleil rouge et un soleil noir. Une qui doute et se morfond, l’autre qui penche du côté des ténèbres. Une qui veut que «namie» prenne «soin d’elle», l’autre qui envoie l’idée danser avec le diable. Cette énergie consolide leurs fondations et celles de cette pièce qui surgit comme un baume en ces sales temps. Quand quatre femmes de cœur (et leurs fantômes) s’unissent, ça ne peut être qu’une quintessence printanière, petite résurrection bienfaitrice.