La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

Isaiah, le merveilleux émerveilleur

Lors de son dernier mandat au ministère de la Famille, avant de sauter dans l’arène de la Culture et des Communications (ce qui ne manquera pas de nous intéresser beaucoup dans cette chronique), parmi ses bonnes réalisations, le ministre Mathieu Lacombe avait créé la Semaine nationale des éducatrices et éducateurs de la petite enfance. C’est maintenant. Il était plus que temps.



Vous connaissez peut-être mon respect infini pour ce secteur d’emploi sous-honoré la plupart du temps. Déjà, en 2020, au cœur de la satanée pandémie, je partageais ces quelques mots sur ma page Facebook, et qui sont encore tellement d’actualité:

«Je ne sais pas ce qu’elles mangent au petit déjeuner. Je voudrais bien y goûter. À la garderie de fiston, les éducatrices (il n’y a que des femmes à cette garderie) me fascinent. Et celles ailleurs aussi, j’imagine bien. Comment font-elles pour ne pas péter les plombs: Thomas hurle qu’il veut sa maman, Jade vient de se vomir dessus (et à côté, puis... oups, partout...), Louis a la culotte baissée, il tente d’être propre, en vain, Arthur lance des bouts de bananes, fiston, lui, s’entête à leur montrer la douceur de son pull, avec beaucoup trop d’insistance par ailleurs. Elles. Elles gardent leur sourire, qui est très sincère. Elles expliquent calmement pour la millième fois un ou deux trucs, elles sifflotent, tapent des mains, changent une couche et puis une autre, expliquent de nouveau un truc à un petit " mordeux" que j’aurais peut-être balancé (...!), rassurent une maman, remplissent un verre de lait... Tout ça en moins de 15 minutes top chrono. Chaque matin, après avoir déversé la bouteille de Purell sur mes doigts, je quitte les lieux avec le tournis, mystifiée devant les éducatrices, dans l’incompréhension de leur structure mentale et viscérale. Comment font-elles? Et cette énergie de feu qui leur permet de tenir toute la foutue journée. Oui, parce qu’il faut tenir, sourire, chanter, langer. Juste d’assister à leur chorégraphie me donne l’envie de retourner me coucher. L’air frais du dehors me ressaisit. Elles ne démissionnent même pas. Sans compter la manière dont elles sont scrutées par les parents, prêts à dégainer... Quand elles rentrent chez elles, elles s’occupent souvent de leur propre marmaille. En souriant, j’imagine bien. J’espère qu’elles se permettent un ou deux verres de rouge. Et ça ne risque pas d’être un grand cru. Ce qu’elles mériteraient. Hélas, elles sont si mal payées que ça en est honteux. J’avancerais même qu’elles se font exploiter grassement. Il n’y a pas un seul chef d’entreprise millionnaire qui en ferait autant. Pas un joueur de la Ligue nationale. Même pas un médecin. Sûrement pas moi. Je me contente d’écrire des histoires et je me sens paresseuse, du coup. Ce sont elles qu’il faudrait canoniser chaque semaine. Ce sont elles, les héroïnes de la vie moderne.»

Isaiah fait une différence

Quelque part au milieu de ces perles de femmes, lors d’une conférence où j’étais reçue pour parler de l’importance de faire la lecture aux petits et présentée aux futurs éducateurs à la petite enfance du Cégep Édouard-Montpetit, j’ai rencontré Isaiah Hines, 17 ans, étudiant en première année du programme, seul gars dans l’assistance parmi les six d’une cohorte de cent et quelques femmes, un record d’inscriptions masculines d’après une enseignante.

Isaiah Hines, 17 ans, étudiant en première année du programme d'éducation à la petite enfance.

On s’est parlé au téléphone après cette rencontre. Il ne cadrait pas avec – mea culpa mille fois – l’image remplie de préjugés que je me faisais d’un étudiant en éducation à la petite enfance. «Ouais, je sais, à la fin de mon secondaire, les gens ne comprenaient pas trop non plus et me demandaient pourquoi je ne voulais pas enseigner au secondaire ou au cégep à la place… L’affaire, c’est que j’aime les capacités d’émerveillement des petits, ça me fait du bien de les voir de même, j’ai toujours voulu participer à ça, assister à ça», me raconte Isaiah en me vouvoyant toujours beaucoup, incapable de me tutoyer comme je m’évertuais à lui demander.

Je précise parce que ça en dit long sur sa politesse, son élégance, la manière sans doute dont il a été élevé par une maman incroyable, selon ses dires, une femme qui a élevé seule Isaiah et ses quatre sœurs, dont trois plus âgées que lui; deux enseignantes et une infirmière. La plus jeune de la marmaille est en deuxième secondaire. Dans ses mots, toute l’affection du monde envers elles. «J’ai grandi juste avec des femmes, j’ai assisté à des discussions particulières, on oubliait parfois que j’étais là… Je suis un sensible et c’est peut-être grâce à elles toutes.»

Chaque jour, Isaiah se tape environ une heure trente aller-retour de distance en autobus entre sa maison à Châteauguay et Longueuil, où se trouve le cégep reconnu pour l’excellence du programme. Trois heures à lui pour étudier, dormir, écouter de la musique. Ses passions: lire La Presse tous les matins, regarder des séries, penser au livre jeunesse qu’il rêve d’écrire. «(Rires) Vous allez penser que j’ai une vie de vieux monsieur!» Non. Il n’y a pas un seul «vieux monsieur» qui endurerait d’emprunter le pont Mercier dans le trafic matin et soir pour apprendre un métier prisonnier des stéréotypes qui sont en partie responsables du si faible salaire octroyé aux finissants. «Il y a un facteur historique lié à ça, vous savez, l’image qu’on se fait de la nourrice, la madame qui fait juste changer des couches… alors que ce n’est tellement pas ça. Oui, on dessine, on chante des chansons, mais il faut aussi savoir qu’il y a un fondement derrière ça. Pour mieux valoriser la profession, il faudrait montrer réellement qu’est-ce qu’être éducateur en garderie, par exemple, comment on fait des plans d’intervention, etc.»

Isaiah aime aussi la politique. Je lui dis à la blague que je l’aurais nommé, moi, au conseil des ministres pour prendre la relève de Mathieu Lacombe. Il pourrait au moins traverser le pont Mercir en limousine… C’est plutôt Suzanne Roy qui a hérité du ministère de la Famille. «C’est une nouvelle ministre, une nouvelle venue en politique provinciale. J’ai des appréhensions parce que c’est un gros ministère qui fait face à une grosse crise, il manque tellement de places en garderie. Et là, parce qu’elle arrive, nouvelle et tout, elle va devoir apprendre d’autres choses, les bases, avant de s’impliquer pour vrai et mettre en place des initiatives... On dirait que ça va être long là… », raisonne sagement Isaiah.

Lui, en attendant d’être un jour élu parmi la marmaille de l’Assemblée nationale – je rêve en couleurs –, il fait du tutorat en mathématiques et en français. Après sa formation collégiale, il aimerait faire un baccalauréat en enseignement préscolaire et primaire. Il n’a pas eu de modèle masculin. Ni à la garderie, ni à l’école. Ça lui a manqué. Isaiah aimerait faire une différence. Si j’étais la nouvelle ministre Suzanne Roy, j’appellerais le jeune Isaiah Hines, 17 ans, en consultation. Je ne rigole même pas.

Isaiah, que la force soit avec toi. Et avec l’ensemble des éducateurs et éducatrices en petite enfance.