La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

Les réalisatrices sortent les preuves

Fan de séries télé policières et de suspenses haletants, je n’ai jamais autant suivi de créations scandinaves. Au-delà des paysages hallucinants, de l’humour un peu sarcastique, et de quelques autres traits culturels typiques, je me suis demandé pourquoi leur télé me semblait quand même assez différente de la nôtre. Puis, en voyant le nombre de personnages dominants interprétés par des actrices de plus de 45 ans, en constatant la place importante octroyée au féminin dans leurs histoires, j’ai compris que c’était là que résidait le nerf de la guerre.



Saviez-vous que sur l’ensemble des rôles parlants dans notre cinéma québécois, les réalisateurs réservent davantage de rôles aux hommes, alors que chez les réalisatrices, la distribution des rôles est équilibrée entre les hommes et les femmes? Saviez-vous que les réalisateurs présentent aussi davantage de personnages féminins jeunes (20-39 ans) que les réalisatrices, soit à 48% contre 33%? Oh. Saviez-vous aussi que contrairement aux hommes, les femmes ont toujours difficilement accès aux gros budgets?

Ces données éclairantes autant que consternantes proviennent d’un nouvel outil web de visualisation de données mis en œuvre par les très persévérantes Réalisatrices Équitables, qui ont décidé de transformer leurs statistiques annuelles sur les enjeux de la parité dans l’industrie cinématographique en éléments visuels plus «digestes». Pour les «chiffrophobes» de mon espèce, ce site est une «splendeur» de clarté, mais ne manque pas de montrer que s’il y a eu des progrès majeurs depuis les années 1960, voire aussi depuis le nouveau millénaire, la bataille est loin d’être gagnée pour elles. Et pour nous par le fait même.

D’ailleurs, d’aussi loin que je me souvienne, parce que je m’y reconnais, c’est l’art des femmes qui me parle le plus. Le cinéma des femmes, la télé des femmes, la dramaturgie des femmes et, bien sûr, la littérature des femmes. C’est souvent à partir de personnages qu’on observe qu’on se comprend, qu’on se construit, qu’on se déconstruit. J’ai non seulement besoin de me reconnaître à l’écran, mais j’ai aussi besoin d’y voir ma société, sinon, le décalage m’apparaît trop grand, surréel même, voire angoissant à certains égards, car, oui, c’est angoissant quand j’observe par exemple qu’une immense majorité de femmes présentées à l’écran ont moins de 35 ans, pire, quand ces personnages féminins sont aux bras de messieurs quinquagénaires ou de soixantenaires. Comme s’il était impossible qu’une femme plus âgée puisse être (encore) aimée et désirable, qu’elle puisse être encore vivante, ma foi...

«La seule manière qu’on avait pour faire état de ce manque de parité de manière concrète et évidente, c’était de sortir ces chiffres qu’on compile depuis tellement longtemps qu’ils sont devenus nos alliés», m’expliquait Anik Salas, présidente de Réalisatrice Équitables.

Capture d'écran realisatrices-equitables-static.akufen-server.ca

La route est longue

Dès 2007, ces Réalisatrices Équitables ont emboité le pas à une série d’actions et de luttes menées depuis les années 1960 par des cinéastes courageuses et talentueuses désireuses d’accéder aux mêmes droits et possibilités que leurs pairs masculins afin de s’assurer que les fonds publics qui financent notre cinéma, notre télévision et nos nouveaux médias soient accordés de façon équitable aux réalisatrices et réalisateurs et ainsi accorder une juste place aux préoccupations, à la vision du monde et à l’imaginaire des réalisatrices sur tous nos écrans et diversifier les personnages pour s’éloigner des stéréotypes.

Pour que le cinéma écrit et réalisé par des femmes s’épanouisse de façon autonome et durable, la parité doit s’inscrire à chaque étape: à la création, à la production et à la mise en marché. Ces chiffres se concentrent sur la production cinématographique, mais il reste du chemin à faire pour que les critiques reconnaissent le talent des femmes à leur juste valeur, que les festivals de films s’intéressent au travail des réalisatrices et que davantage de femmes travaillent à la télévision et en publicité.

«On veut aussi que ces changements-là soient durables. On sait que les acquis sont fragiles. C’est pour ça qu’il est important de faire le suivi sur le site chaque année, être sûres de ne pas reculer», témoigne la réalisatrice, qui m’assure qu’il y aura aussi dès l’an prochain des données intéressantes sur la diversité, que les institutions subventionnaires ont mis en place des structures pour cumuler ces informations. En novembre, d’autres résultats d’études seront révélés avec un titre de travail qui va comme suit: Vers des représentations équilibrées devant et derrière la caméra: le cinéma québécois 2013-2020. Ça risque ici d’être percutant. «Tu sais, j’ai hâte au jour où nous n’aurons plus besoin d’en parler, conclut-elle. J’espère juste qu’on va le vivre avant de mourir.» Je nous le souhaite.