La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

Pour en finir avec les tyrans

Je lis un livre troublant. Vous souvenez-vous du scandale des suicides chez France Télécom? En 2008 et 2009, une trentaine de salariés de l’entreprise s’étaient donné la mort. Dans Personne ne sort les fusils (Seuil), paru il y a quelques mois à peine, l’écrivaine française Sandra Lucbert, qui a suivi le procès dans ses moult détails, dénonce le langage du capitalisme néolibéral, mais revient aussi sur les conséquences tragiques de ce type de régime de terreur.



Sandra Lucbert y rapporte entre autres le témoignage d’un syndicaliste qui revient sur ce jour où un technicien est arrivé au bureau avec sa boîte à outils. Intrigués, ses collègues se sont demandé ce qu’il allait faire avec ça, se répétant qu’il fallait garder un œil sur lui pour éviter un nouveau suicide… «Il y a déjà eu tant de morts que la direction a fait poser des grilles aux fenêtres, car bien sûr la bonne pratique du suicide n’inclut pas qu’il ait lieu dans l’entreprise. Croyez-le ou non, le technicien s’installe, sort pinces et tournevis et commence à démonter les barreaux. Alors, les autres comprennent, le ceinturent, il se débat, il veut sauter, qu’on le laisse au moins leur faire ça», écrit Sandra Lucbert. Certes, France Télécom, c’est le paroxysme des cruautés professionnelles.

Quand même étonnant que dix ans après les faits, qui se sont en partie déroulés de 2006 à 2011, des entreprises laissent encore passer dans les mailles de leurs filets ce genre de dirigeants harceleurs et cruels. Je fais bien sûr référence au cas de Julie Payette, qui a démissionné de son poste de gouverneure générale jeudi dernier après trois ans d’un règne sous lequel elle aurait instauré un climat de travail «toxique». C’est ce que conclut un rapport de la firme Quintet Consulting Corporation, chargée de faire la lumière sur sa présence dévastatrice à Rideau Hall. Pour sa part, l’ancienne astronaute n’admet «aucun acte répréhensible particulier», se défendant même en déclarant avoir démissionné «pour le bien de l’institution», comme le rapportait Le Devoir, le 28 janvier.

Son cas n’est pas unique par les temps qui courent. On se rappellera le licenciement l’automne dernier de l’ancien vice-président de TVA Nouvelles et de TVA Sports, Serge Fortin, qui faisait régner la terreur depuis seize ans dans son environnement de travail. «Le champagne coule à flots depuis hier. Il y a un sentiment de libération. C’est comme si le mur de Berlin venait de tomber.» Ces paroles d’un employé travaillant dans la salle de rédaction de TVA avaient d’ailleurs été rapportées dans La Presse, le 24 septembre dernier. C’est dire le soulagement. Après le départ de Fortin, j’ai personnellement vu rajeunir de dix ans et s’épanouir comme jamais une amie efficace et brillante qui subissait ses cruautés et dénigrements aux nouvelles depuis des années.

Photo: Facebook

Dans une entreprise près de chez vous

Qu’importe la culture d’entreprise, qu’elle soit privée ou publique, ces comportements visqueux et dégoûtants de dictateur mécréant ne passent plus en 2021. Basta, la terreur, gérez-vous, gérez vos colères et votre ego.

Pour avoir vécu avec des collègues du harcèlement d’une patronne pendant des années – malgré des tonnes de griefs syndicaux – dans une grande salle de rédaction montréalaise au début des années 2000, je peux vous assurer que ces agissements laissent des séquelles indélébiles, que celles et ceux qui les endurent au quotidien ne sont pas sortis de leur sombre caverne, même des années après le départ du monstre. D’ailleurs, combien parmi ces victimes font encore des cauchemars? Combien doivent se payer des thérapies pour se rebâtir une confiance? Combien hypothèquent leur santé physique?

Si l’histoire de Julie Payette fait les manchettes en raison de la notoriété de cette dernière et de la nature des fonctions de gouverneure générale qu’elle occupait, combien d’autres cas terribles surviennent en silence et perdurent à l’heure actuelle dans le fond d’une usine à Bécancour, dans un réputé cabinet d’avocats du centre-ville ou dans un restaurant de Longueuil?

Au-delà de ces comportements inadmissibles, ce qui me fait le plus rager, c’est que ces dirigeants venimeux continuent souvent d’agir impunément pendant des années, sans que jamais aucune instance au sein même de l’entreprise n’y mette fin, par peur, paresse ou pire, parce que tous autour acquiescent, heureux de voir quelqu’un capable de jouer les bourreaux à leur place. Comment font ces témoins pour pouvoir dormir le soir, malgré les pleurs, les absences répétées, les congés de maladie, les démissions, les plaintes, les dépressions? Les coupables sont aussi ceux qui voient, savent, entendent, et qui restent là à contempler le spectacle de la guillotine sans lever le petit doigt.

Aussi, comble de l’injustice crasse dans tout ça, c’est qu’après le carnage, quand il y a trop de sang au plancher pour le cacher et s’en laver les mains, ces terribles patrons enfin «remerciés» repartent rarement les mains vides, que ce soit pour relever de nouveaux défis, comme le dit si bien la formule polie, ou pour accueillir grassement la retraite, ce que fera probablement celle qui est jadis allée dans l’espace et qui n’y a pas gagné en grandeur d’âme… Moi qui croyais qu’être là-haut, dans l’espace, remettait les pendules à l’heure, que d’y voir l’humanité si petite et vulnérable, ça pouvait rendre meilleurs, plus compatissants à l’égard des autres humains, justement. Il faut croire qu’il puisse arriver que ça «robotise» aussi un tant soit peu… Allô, la Terre, j’ai perdu mon cœur quelque part entre Saturne et Jupiter. Moi qui l’enviais un peu, Julie Payette, d’être si intelligente, polyglotte, instruite comme ce n’est pas possible, cartésienne, cérébrale et rationnelle. Oui, je la mettais sur un piédestal, comme le premier ministre Trudeau l’a aussi fait, je constate. Il aurait fallu fouiller avec plus de rigueur son passé tout aussi destructeur au sein de ses gouvernances précédentes, notamment au Centre des sciences de Montréal, ne pas se laisser impressionner par sa renommée. Nul doute que la dame bardée de diplômes est brillante, nul doute aussi qu’elle a contribué à défoncer les plafonds de verre pour bien des femmes dont on vient de déboulonner la statue.

On se laisse si facilement impressionner par des diplômes, des perceptions, des images. Toujours des images. Comme si ce n’était pas possible qu’une personne aussi «équipée» sur papier puisse être vilaine. Quand cesserons-nous d’être à ce point naïfs et impressionnables?

Je rêve au jour où on inclura bienveillance, sensibilité et amour de l’autre dans les prérequis d’embauche chez les dirigeants. Quitte à ce qu’ils aient un doctorat ou deux en moins. Cela dit, je le prendrais bien, moi, son poste de gouverneure générale. Je serais bien gentille et je distribuerais les livres comme les bonnes nouvelles. Je postule où?