La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

Oui au boycott, non à la censure en culture

Vous souvenez-vous du mythique film Cinema Paradiso de Giuseppe Tornatore, dans lequel le projectionniste doit couper toutes les scènes de baisers ou de nudité des films présentés? L’action se déroule en 1940 en Sicile, contrée hautement catholique.



Près de 80 ans plus tard, nous n’en sommes pas tellement revenus de la rectitude, si j’en déduis par cette nouvelle parue cette semaine et qui fait état de cette scène du film d’animation Pierre Lapin, qui vient de sortir en salles, dans laquelle un jardinier s’effondre après avoir été attaqué par des mûres alors qu’il en est allergique. Dans une lettre ouverte à Sony, l’association Kids With Food Allergies a estimé que la scène encourageait «le public à ne pas prendre au sérieux les risques des réactions allergiques». Sony a dû s’excuser…

Cette nouvelle m’a ramené au cas de la pièce Le cas Joé Ferguson d’Isabelle Hubert présentée l’automne dernier au théâtre du Trident de Québec qui, après une plainte du public, s’était vu imposer une amende antitabac parce qu’une cigarette y était fumée… Ça m’a aussi rappelé le cas d’un prof d’arts en France qui s’est fait taper sur les doigts, en 2011, après avoir publié sur Facebook une reproduction du tableau L’Origine du monde de Courbet, qui représente le sexe féminin. Il a même vu son compte supprimé par le géant sous prétexte qu’il s’agissait de contenu pornographique. L’affaire s’est retrouvée devant les tribunaux en France, le verdict sera rendu le 15 mars. On censurerait la présentation de ce tableau datant de 1866? Vraiment? Imaginez tous les endroits au monde où cette reproduction apparaît…

Photo: Facebook Sony Pictures
Photo: Facebook Sony Pictures

Cachez ce sexe…

Ne trouvez-vous pas que ça va trop loin? Allons-nous être obligés de retirer Elvis Gratton des écrans parce qu’il fume? Et les images d’archives avec René Lévesque ou Pierre Bourgault, clope au bec? Vais-je devoir faire le deuil d’images avec une Marguerite Duras qui boit du rouge et qui fume en même temps (Doux Jésus!)? Exit Bukowski, qui buvait, fumait et vomissait sur des plateaux de télé… Oh la la la la!, c’est trop, trop, trop dérangeant pour nos yeux purs. Ben voyons donc! Et la statue du David de Michelangelo, à Florence, qui date du 16e siècle? Allons-nous devoir cacher son sexe, comme demandé il y a quelques mois par des Russes de Saint-Pétersbourg, où la réplique de la célèbre sculpture servait d’introduction à une rétrospective sur le travail de l’artiste italien?

Le David de Michel-Ange, sculpté vers 1504 et exposé à la Galleria dell’Accademia, à Florence, en Italie. Photo: Pixabay
Le David de Michel-Ange, sculpté vers 1504 et exposé à la Galleria dell’Accademia, à Florence, en Italie. Photo: Pixabay

Faudrait-il aussi brûler tous les livres qui portent ou qui évoquent les drogues, l’alcool, l’avortement, la sexualité, l’amour à trois ou à quatre, l’obésité morbide, la dégustation de viande animale? Tout peut froisser quelqu’un, tout, tout, tout. Montrez-moi une scène de fiction avec un enfant qui subit un truc violent, je changerai de poste certes, mais vais-je écrire au diffuseur pour dénoncer la présentation de l’émission sous prétexte que ladite scène contrevient à mes valeurs fondamentales? Sérieusement, allons-nous vraiment dans ces excès? Avant la Révolution tranquille, il y avait l’Église pour veiller au grain; maintenant qu’elles sont vides, c’est tout le monde qui veut jouer au p’tit contrôleur de la moralité. À ce chapitre, puisque nous avons chacun nos principes et valeurs, ce tribunal populaire qui sévit pour couper, censurer, chicaner, intenter des poursuites me semble hautement excessif, dangereux aussi. Dangereux, parce qu’il y en aura toujours un pour punir plus fort. Dangereux aussi parce qu’il y a tous ceux qui s’empêcheront de créer par peur de froisser. Ainsi, tout ce qui sera présenté au public sera convenu, droit, propre, net, commun, plate – à mourir. Gros plan sur un mur beige… N’allons pas là, de grâce. Nous aimons parfois ce qui dérape, égratigne et saigne un peu.

De Bertolucci à Allen

«Je ne peux pas supporter le marquis de Sade. Je hais ses écrits. Pour autant, je détesterais qu’on le censure», a un jour exprimé Élisabeth Badinter, qui optait pour le boycott plutôt que la censure. Personnellement, j’ai détesté la fameuse scène du viol par sodomie (vécue comme tel par la pauvre actrice) à l’aide d’une plaquette de beurre dans le célèbre Dernier tango à Paris de Bertolucci, mais près de cinquante ans plus tard, je ne la retirerais pas du film. Ce qui ne veut pas dire que je ne trouve pas les Bertolucci et Brando ignobles et rustres de ne pas avoir été plus attentionnés à l’endroit de la jeune et si excellente Maria Schneider. Je ne reviendrai pas sur #moiaussi, mais on a toutes été un peu, un jour ou l’autre, et à différents degrés, Maria Schneider. Parce que ce qui s’est passé sur ce plateau me fait rager et va à l’encontre de mes valeurs, j’ai jeté ma copie du film. Je ne le reverrai plus.

Vais-je payer pour aller voir Wonder Wheel, le nouveau film de Woody Allen, soupçonné de pédophilie sur sa fille adoptive Dylan Farrow, alors qu’elle avait sept ans? Avant ces sérieuses allégations, j’aimais Woody Allen. J’ai vu tous ses films. Or, je ne verrai pas ce dernier. J’aurais honte de témoigner d’un intérêt envers le cinéma de cet homme profondément malade. Devrions-nous le retirer des salles? Non. Libre à chacun de mener son propre examen de conscience.

Au 19e siècle, dans son recueil de pièces dramatiques Théâtre en liberté, Victor Hugo écrivait ceci: «Le théâtre peut être libre de deux façons, vis-à-vis le gouvernement qui combat son indépendance avec la censure, et vis-à-vis le public qui combat son indépendance avec le sifflet. Le sifflet peut avoir tort ou raison. La censure a toujours tort.» Sifflez. Il paraît même que c’est bon pour la santé.

Je craque pour Deception Bay, second album de Milk & Bone

Le duo électro-pop montréalais n’est plus un secret pour personne. Camille Poliquin et Laurence Lafond-Beaulne sont talentueuses avec cette manière qu’elles ont, trois ans après Little Mourning, d’être toujours aussi profondes, humaines, mélancoliques, entières, très uniques dans notre paysage musical. Au son de leurs voix cristallines, ce sont les relations sentimentales décevantes qui sont décryptées. Impossible de ne pas avoir la larme à l’œil. C’est inlassablement à la folie que je l’écoute en boucle, et sans aucune déception...