La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

On va perdre Annie

Alors qu’il lui resterait encore plusieurs années d’enseignement au primaire avant sa retraite, Annie, 38 ans, va remettre sa démission. En pleine pénurie d’enseignants, alors que des «péteux de coches» ne devraient pas être tolérés dans le système scolaire – c’est à se demander comment ils ont pu y entrer et y rester un temps –, on ne peut pas se priver d’Annie. C’est pas mal scandaleux en fait.



Enseignante dans une école primaire des Laurentides depuis près de 18 ans, Annie est une top. Du genre à faire faire du yoga et de la méditation aux enfants, à posséder une très vaste culture générale, à faire de la lecture une priorité dans sa classe où des livres en tous genres sont rois et maîtres un peu partout (payés de sa poche, évidemment), à collaborer avec les collègues, à être devenue une référence pour la relève, etc. Vous savez, ce genre de prof dont on se souvient en souriant une fois rendu à l’âge adulte, de ceux qui font vraiment une différence dans un parcours, dans une vie.

«Là, j’ai atteint ma limite. Ça fait des années que j’endure les lacunes d’un système qui ne tourne pas rond, que je me sens niaisée comme c’est pas possible. Je mérite mieux. On mérite tous mieux, vous savez. Pour une fois, je vais m’écouter et quitter avant de devenir blasée pis d’en faire pâtir les élèves.» C’est ce qu’Annie vient de m’écrire sur Messenger. Elle retournera peut-être aux études, à moins qu’elle décide d’aller œuvrer comme consultante en éducation. Elle réfléchit. À la fin de la présente année scolaire, ce sera terminé pour cette mère d’un jeune enfant.

Au téléphone, elle me parle des jeunes de sa classe de quatrième année qui ont de plus en plus besoin d’un suivi serré ou d’une surveillance accrue: celui qui doit mordre dans un jouet mou pour contrôler son anxiété, celle qui souffre d’encoprésie, celle qui s’automutile, celle qui réagit mal au changement de sexe de sa mère, celui qui menace de la frapper et qu’elle craint sans le montrer, celui dont elle vient de dénoncer le père à la DPJ pour maltraitance, le nouvel arrivant qui ne parle pas encore français, l’autre qui se débat contre son syndrome de la Tourette fort prononcé, le TDAH, le dyslexique… La liste est longue et les spécialistes ne répondent pas présents, à cheval entre deux ou trois écoles. «Ça pourrait vous inspirer un roman, pis un autre, Claudia. Ça ne vous tente pas d’enseigner au primaire?» Merci beaucoup, chère Annie, je ne ressens pas l’appel.

Bien sûr, elle me parle aussi des parents, soit carrément absents, pris dans leurs histoires de couples, de séparations, de rythme de vie effréné, soit hyper exigeants, scrutant tout ce qu’elle fait à la loupe, prêts à dégainer chaque fois qu’une note n’est pas suffisante dans le bulletin de l’enfant, qu’elle applique une sanction quelconque jugée trop sévère ou qu’elle ne répond pas assez vite à leurs courriels. «Certains m’écrivent sur mon Facebook perso, s’attendent à ce que je leur réponde dans l’instant, même durant les fins de semaine. Je le fais souvent, vous savez… mais ça devient trop, trop, trop.»

Je le répète depuis longtemps sur cette tribune, les enseignantes sont mal payées, peu considérées, victimes, j’ose le dire, d’un certain sexisme, étant des femmes pour la plupart à occuper la profession. Photo: Depositphotos

Les bonnes maîtresses d’école

Quant au quotidien d’Annie... Je le répète depuis longtemps sur cette tribune, elles travaillent dans de mauvaises conditions, sont peu considérées quand on tient compte de l'immense responsabilité.

Bref, Annie trouve qu’on ne la prend pas au sérieux, qu’on se sacre d’elle. «On est des bonnes maîtresses d’école, hein, on est donc capables, nous autres, d’en prendre, toutes dévouées que nous sommes. Ben, c’est ça, bye-bye», déclare-t-elle ironiquement et frustrée, avec raison.

Pire, l’enseignante estime que plus d’une collègue pense aussi à décrocher, qu’il faut se méfier des petits effets d’entraînement qui pourraient survenir en voyant l’ancienne collègue qui s’épanouit ailleurs, y trouvant enfin une certaine reconnaissance.

Annie aimait enseigner. À la folie. J’ai espoir qu’elle reviendra un jour. On la reprendra à bras ouverts, c’est sûr. En attendant, les embauches se font comment, sur quelle base désormais depuis les pénuries? Est-ce juste des cas isolés, ces histoires d’enseignants débiles qui sortent dans les médias toutes en même temps? Tous les parents espèrent gagner à la «loterie des profs» en septembre, que leur enfant tombe sur une perle. Combien de mauvais numéros pour une perle? Il faut ramener Annie.