L’inexorable suicide d’Alex
Ça fera trois ans le 14 octobre que s’est suicidé, à 46 ans, Alex de Lamberterie, Montréalais d’adoption qui avait quitté la France avec femme et enfants pour s’installer sur le Plateau Mont-Royal. Il s’y était vite fait une réputation enviable, notamment comme directeur artistique chez Ubisoft, ainsi qu’un imposant cercle d’amis. D’un point de vue extérieur, le créatif père de famille avait une vie rêvée. Le chef Anthony Bourdain et la designer Kate Spade incarnaient aussi le succès.
Le 24 septembre dernier, ça a fait neuf ans que mon amie, la talentueuse écrivaine Nelly Arcan, mettait fin à ses jours, en pleine ascension. Alex de Lamberterie adorait Arcan, qu’il avait lu et qui le fascinait. Je tiens cette information de la grande sœur d’Alex, Olivia de Lamberterie, une journaliste française réputée et chroniqueuse littéraire parmi ceux qui ont le plus d’influence. Il allait de soi que, admirative de sa carrière, je rencontre cette homologue d’outremer, en marge de la promotion de son premier livre, Avec toutes mes sympathies, le récit sur la perte de son frère.
Je ne connaissais pas personnellement Alex, bien que nous ayons plusieurs amis en commun. Or, de l’avis de tous, il était plus grand que nature, fort, flamboyant, charismatique, de ceux qui frappent l’imaginaire. Mélancolique surtout. Comme Bourdain, Spade et Arcan certes, mais aussi comme Sylvia Plath, Romain Gary, Ernest Hemingway, des écrivains aimés par la journaliste. «Ce ne sont jamais sur les idiots que le couperet de la grande dépression s’abat, en silence, un matin, pour entamer son long travail de sabotage. […] je ne les considère pas malades, ces blessés dotés d’une sensibilité trop exacerbée pour supporter de se lever un matin de plus», écrit celle qui n’a jamais eu particulièrement envie de publier.
Le marteau de Gavalda
Elle a bien fait d’écouter Anna Gavalda, l’écrivaine devenue amie, qui a insisté pour qu’elle écrive et publie. Et quand Olivia s’est plainte de manquer de temps, de «rêve » de se casser une jambe pour pouvoir accéder à ce précieux temps, la célèbre auteure de Ensemble, c’est tout s’est pointée chez elle avec un marteau et une note anonyme… pour qu’elle trouve enfin ce satané moment! À défaut de se servir du symbolique marteau de Gavalda pour se blesser, Olivia l’a installé à côté d’une photo d’Alex, bien en vue sur sa table de travail, et a (enfin) dévoilé l’auteure qui sommeillait en elle.
Ça tombait bien puisqu’après la mort de son frère, elle n’arrivait plus à lire: «J’avais l’impression d’être tombée dans un ravin de chagrin, j’ouvrais les livres et ça ne m’intéressait plus. Je me demandais comment j’allais désormais pouvoir faire mon travail. Je me disais que j’allais devoir devenir critique de patinage artistique… En revanche, je me suis mise à mon ordi et très vite, c’est sorti.»
Pour les «vrais», écrire un livre n’est jamais si simple et naturel, ça ne se fait pas en trois mois sur un coin de table... Fatiguée et fébrile, après un vol de Montréal vers Paris, elle a même oublié cellulaire et ordinateur dans l’avion. Bien sûr, personne n’a jamais signalé la découverte du précieux matériel, d’autant plus précieux que, dans le disque dur de l’ordi, 50 000 caractères du récit étaient déjà rédigés. Bien sûr, Olivia n’avait pas fait de copie. Bien sûr, elle en a été atterrée. C’est le plus jeune de ses trois enfants qui lui a dit de cesser de pleurer pour ça, que perdre un texte ce n’est jamais comme perdre un membre de la famille… Gloup.
«Et là je me suis dit qu’on allait inventer une manière joyeuse d’être triste. Parce que la tristesse, on dit que ça passera, mais ce n’est pas vrai, et je ne veux pas que ça passe, je veux qu’elle me porte, que la mort de mon frère me donne de la hauteur, qu’elle me permette de faire la différence entre les problèmes et les contrariétés. Et puis, que sa manière d’être extraordinaire me contamine un peu.»
Contaminée, elle l’a été assurément. Je ne saurais vous convaincre aussi bien qu’Olivia sait le faire à travers ses inspirantes chroniques littéraires de lire Avec toutes mes sympathies; or ce récit révèle un visage du chagrin, de la perte et du suicide comme peu l’ont fait avant. Si cet ouvrage intime est également universel de par son thème, il exprime aussi avec franchise et lucidité que oui, parfois, le suicide est inexorable; qu’on a beau entourer, aimer, aider, médicamenter, psychanalyser, hospitaliser, faire bricoler, lire ou écrire les mélancoliques comme Alex, parfois, rien n’y fait et rien n’y fera jamais. C’est ainsi. Comme elle, je ne pense pas que c’est pessimiste, fataliste ou défaitiste de voir ainsi la fin de certains grands dépressifs. Inéluctable et ses nombreux synonymes sont des mots qui peuvent aussi expliquer un suicide. Pour les autres réponses qu’on cherche à l’infini après de telles tragédies, je vous souhaite d’en repérer quelques-unes à travers les innombrables espaces de lumière qui émanent de ce titre de la rentrée qui, je l’espère, saura se distinguer.
Je craque pour… Le Festival international de la littérature (FIL)
Jusqu’au 30 septembre, ce festival unique en son genre au Québec donne à voir et à entendre des spectacles dans lesquels la littérature est convoquée sous différentes formes. Artistes de la scène, musiciens et écrivains allient leurs compétences et leur passion contagieuse pour les mots afin de faire de cet événement annuel un incontournable. Cette année, la Catalogne est à l’honneur. J’y serai aussi (en toute transparence). Or, ce n’est pas parce que je suis impliquée dans ce festival que je l’aime ainsi, mais bien parce qu’au-delà de toutes les autres formes d’arts qu’on encense ici et là, on oublie trop souvent qu’à la base de toute grande idée, il y a eu des mots, puis un texte. L’écrivain doit être reconnu et au FIL, il reçoit ses lettres de noblesse.