L’indécence de ce qu’on fait subir aux bâtisseurs du Québec
Pendant qu’on sonnait l’alarme au sujet du sort réservé à nos aînés en temps de pandémie, je lisais le très magnifique récit intitulé La mère morte de Blandine de Caunes, une des trois filles de feue la grande écrivaine et journaliste française Benoîte Groult, décédée à 96 ans, le 20 juin 2016. Toute sa vie, en plus d’avoir été une redoutable militante féministe, l’auteure de Ainsi soit-elle et des Vaisseaux du cœur a dénoncé le traitement réservé aux gens du troisième âge dans les résidences privées et publiques.
En 2011, dans le journal qu’elle a tenu presque jusqu’à la fin, elle y allait de ces mots impitoyables: «Dans la vie, deux mondes se côtoient: celui des gens qui vont vivre et celui des gens qui vont mourir. Ils ne parlent plus la même langue. Ils se croisent sans se voir. Ceux qui vont vivre n’ont plus de temps à perdre. Ceux qui vont mourir quêtent un sourire, une aide, un merci… Peine toujours perdue, à quoi bon investir, même quelques secondes d’attention envers des gens qui n’ont plus aucun pouvoir», apprenons-nous dans ce livre.
Comment ne pas penser à nos aînés qui vivent actuellement une véritable catastrophe avec cette pandémie qui s’en prend plus férocement à eux? La mort de nos personnes âgées a beau s’inscrire dans un «certain ordre des choses», on ne saurait accepter la précipitation de ces décès, comme c’est le cas dans la présente crise sanitaire de la COVID-19, parfois même sans égard ou considération à leur dignité, comme en témoignent les nouvelles de leurs conditions de confinement dans certaines résidences privées ou certains CHSLD.
Le Réseau FADOQ, par la bouche de sa présidente, Mme Gisèle Tassé-Goodman, dénonçait en éditorial sur nos pages cette situation inacceptable. Le Réseau est d’autant plus indigné qu’il dénonçait le ratio trop élevé de patients pour les soignants dans les CHSLD et la maltraitance institutionnelle dont souffrent les aînés, et avait vertement dénoncé l’absence de mesures sur le ratio dans le dernier budget provincial.
Comment, comme société, peut-on accepter que ceux qui ont bâti le Québec finissent ainsi leurs jours et soient ainsi traités?
Les personnes âgées: une classe à part?
Et il n’y a pas que les aînés en perte d’autonomie dans les CHSLD qui souffrent de toutes sortes de formes de négligence ou de maltraitance. «Les personnes âgées font aujourd’hui l’objet d’un ciblage particulier, comme le sont d’autres catégories de personnes vulnérables, pensons aux personnes itinérantes. Comme elles, il est facile de leur imposer certaines choses en prétextant leur propre bien d’une part, et celui des autres d’autre part. Il est toutefois choquant de voir ces personnes traitées comme si elles n’étaient pas des adultes responsables, encore capables pour la grande majorité d’entre elles de choix touchant leur propre existence», souligne Christian Nadeau sur le site de la Ligue des droits et libertés (LDL), dont il assure la présidence.
Étonnant d’ailleurs qu’on ne leur accorde pas plus d’espace dans les médias pour s’exprimer sur des questions qui les concernent à priori. Dans les émissions de fin de soirée qui subsistent, par exemple, je préfèrerais de loin les voir et les entendre, eux, ainsi que celles et ceux qui leur prodiguent des soins, plutôt que d’assister au blabla de la même éternelle quinzaine de vedettes invitées pour parler, certaines confinées dans leur luxueuse demeure… Le grand silence de ces aînés prouve une fois de plus qu’une grande majorité d’entre nous refuse de les voir. OK pour en parler par le biais de personnalités de notre petit star-système, mais leur donner la parole? Ishhhhh… Pas tellement payant en cotes d’écoute, hein?
«C’est justement pourquoi j’ai écrit ces pages. J’ai voulu décrire en vérité la condition de ces parias et la manière dont ils la vivent, j’ai voulu faire entendre leur voix; on sera obligé de reconnaître que c’est une voix humaine. On comprendra alors que leur malheureux sort dénonce l’échec de toute notre civilisation: impossible de le concilier avec la morale humaniste que professe la classe dominante. Celle-ci n’est pas seulement responsable d’une "politique de la vieillesse" qui confine à la barbarie. […] Elles prouvent que tout est à reprendre dès le départ: le système mutilant qui est le nôtre doit être radicalement bouleversé. C’est pourquoi on évite si soigneusement d’aborder la question du dernier âge. C’est pourquoi il faut briser la conspiration du silence: je demande à mes lecteurs de m’y aider», écrivait si justement Simone de Beauvoir dans La vieillesse, un essai paru il y a 50 ans et qui, sans surprise, ne figure pas parmi ses titres les plus «attirants».
Il faut que ça change
Puisque le confinement se prolongera, qu’il nous indique peut-être que nous ne sommes à l’abri de rien pour le futur, il me semble donc urgent de prévoir des moyens, financiers mais pas seulement, pour répondre à ces besoins criants à l’égard des personnes vieillissantes. «Pour cela, il faut d’abord répliquer à l’étrange raisonnement suivant lequel, dans le cadre de la pandémie actuelle, la vulnérabilité des personnes âgées les rend moins admissibles au statut de personnes autonomes. On se demande bien pourquoi ce serait vrai puisque des milliers de personnes souffrent de problèmes de santé liés à leur grand âge sans que cela affecte pour autant leur jugement», ajoute dans son commentaire en ligne Christian Nadeau.
J’ajouterais à ce propos que les préposés aux bénéficiaires en résidences privées et CHSLD, ainsi que tous les membres du personnel veillant de manière concrète à leur confort devraient pouvoir compter sur un meilleur salaire pour s’occuper de nos aïeux. Il est inadmissible qu’en commençant, un préposé aux bénéficiaires ne gagne que 14$ l’heure. À quelques exceptions près, ma récente critique sur Avenues.ca du traitement d’estime et salarial réservé aux éducatrices en garderie suit le même raisonnement que celui concernant le personnel soignant des gens du troisième âge. Quel mépris à leur endroit, alors qu’ils veillent aux soins physiques et mentaux de celles et ceux qui ont bâti le Québec!
Cette pandémie aura au moins permis de souligner ce manque de considération à leur endroit – impossible désormais de se mettre la tête dans le sable et de reporter le dossier à plus tard –, et j’espère, ô que j’espère tellement, que chacune de ces âmes trépassées n’aura pas été vaine. La perte précipitée en si peu de temps d’un nombre effarant d’êtres de 70, 80, 90 ans qui avaient encore à nous apprendre, à raconter, à témoigner est d’une tristesse infinie. Si leurs proches les pleurent avec raison et une frustration fort compréhensible, de manière collective, ce sont des réflexions philosophiques et morales qu’il faudrait entreprendre. Si nous en sommes capables. C’est aussi pour ça qu’il faut pouvoir mettre de l’avant partout nos plus grandes têtes pensantes, et les plus vieilles.