La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

Les trois brunes

Bon, le hockey est revenu au Centre Bell. Ça hurle dans mon salon, mini retour d’un semblant de normalité. J’aime presque ça. Mon petit dernier découvre l’opium du peuple. Quatre ans à peine. Comme, déjà, il n’est pas pire pantoute, môman, en bottes sur la glace (hérésie) de la patinoire extérieure de Rosemont est un peu fofolle: «T’es bon, mon champion, t’es incroyable, tu vas en compter des buts, toi, oh que oui. Regardez, c’est mon fils! On dirait Chris Cheeellllllllios!»



Son père voulait mourir derrière sa tuque et son cache-cou jusqu’à ce que – coup de théâtre –, samedi dernier, comme des amazones sorties d’on ne sait où, trois grandes brunes dans la vingtaine débarquent sur la glace avec leur équipement de hockeyeuses et se mettent à se faire des passes, longues chevelures au vent, confiantes et rieuses. En deux temps, trois mouvements, elles avaient adopté fiston, ébloui, y allant d’encouragement et de conseils comme des répliques plus joviales de Claude Julien.

Il n’en fallait pas plus pour que, zéro motivée jusqu’ici, ma fille de sept ans sorte enfin de sa torpeur et se décide à prendre le bâton de hockey qu’une des trois brunes lui tendait. Sous mes yeux, la petite s’est alors allumée, a pris son élan et s’est mise à jouer elle aussi. Yeux très brillants, sourire de victoire à émouvoir, on aurait dit qu’elle venait de découvrir le secret de la Caramilk. «Ma foi, elle ressemble à Manon Rhéaume!» Le père, découragé par ma fierté gonflée à bloc et ma succession de références désuètes, n’en revenait pas lui non plus devant la soudaine passion que notre Ophélie mettait au jeu qu’elle découvrait. Il ne «l’avait pas vu venir» comme on dit. Pourtant.

Photo: Francis Brisebois

Tout ça grâce aux trois brunes qu’elle imaginait déjà devenir ses gardiennes estivales. Bien sûr, elle voulait faire partie des leurs. Allô, l’opération charme! Bien sûr, orgueilleuse comme sa mère, elle voulait les impressionner un peu. Surtout, elle était très impressionnée. Nous n’aurions pas vu ce tableau du quotidien en apparence anodin il y a vingt ans à peine. Ça et les mamans, plus nombreuses que les papas, qui jouaient elles aussi à côté des brunes, montrant l’abc de notre sport national à leurs petits. Ce tableau d’hiver covidien à la patinoire n’a pourtant rien de banal, oh non. J’aurais voulu le peindre tellement je le trouvais inspirant, ancré dans une époque qui, malgré ses nombreuses failles, laisse échapper subrepticement quelques faisceaux de lumière.

Si la partie n’est pas gagnée pour les femmes, cette journée à la patinoire au coin de la rue montre que les affaires encrassées depuis des siècles peuvent se mouvoir, que bien que ce soient les mêmes sempiternels boys clubs de hockey que ma fille voit se démener à la télé au sein des équipes comme le Tricolore tant adoré et en ondes parmi les commentateurs à cravate qui «sévissent» au salon les soirs de partie, d’un autre côté, elle sait que pour elle aussi, c’est possible, non pas sans effort, mais tout de même envisageable. Ça me fait penser aux mots essentiels de Martine Delvaux dans Le monde est à toi (éd. Héliotrope), offert dans une réédition en format poche dès le 10 février: «Je t’aime et je vis avec toi, et ce qui m’importe le plus, c’est que tu existes. Que tu comprennes que tu en as le droit. Que tu saches, au plus profond de toi, que le monde est à toi. Qu’il doit être à toi comme il doit être aux autres. Que tu dois pouvoir y avancer librement. Ce qui veut dire y croire. Ce qui veut dire en faire partie, tout simplement, sans même penser que ça puisse ne pas être le cas. Et en même temps, ça veut dire: être prête à exiger, insister, réclamer, t’indigner. Parce que malheureusement, encore maintenant, ça ne va pas toujours de soi.»

Exiger, insister, réclamer, s’indigner. Elle connaît déjà un peu la chanson à force d’avoir des modèles, qui bien qu’imparfaites, savent se tenir debout sur la glace. Ou ailleurs, mettons. J’aurais eu besoin des trois brunes. La chance qu’elle a, ma fille. Malgré cet étrange temps, son couvre-visage toujours un peu croche sur son petit visage constellé de taches de rousseur, et les mille interdictions qui l’exaspèrent, la patinoire est pas mal plus vaste pour elle qu’elle le fut pour ses aïeules. «C’est déjà ça», chante justement Alain Souchon, dont la voix envoûtante résonne dans mon bureau. Alain Souchon guérit les spleens. Toujours bon à savoir.