La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

L’insoutenable intranquillité de l’être

Dans les premiers mois de la pandémie, je me plaisais à dire qu’au temps de la «reprise» de la vie «normale», on vivrait une seconde vague… d’Années folles. C’était mon arme d’espérance, une manière de me mettre la tête masquée sous le sable.



Les Années folles, cette période de l’Histoire venue après les ténèbres de la Première Guerre mondiale et ceux de la fameuse pandémie de grippe espagnole, avait fait émerger un incroyable renouveau du culte des plaisirs et de l’amusement sous toutes ses formes. J’aimais imaginer le surgissement, voire la popularité de fêtes hédonistes coquines un peu partout à travers la province. Je fantasmais en noir et blanc. D’abord, parce que je nous trouve plus puritains que jamais sous bien des aspects, ensuite, parce que je pense avoir sous-estimé le choc post-traumatique dont plusieurs d’entre nous ont hérité.

Je ne sais pas pour vous, mais j’ai pas mal moins envie qu’avant de m’épivarder, l’entrain général est moins présent. Autour, c’est pas mal des têtes en lambeaux que je vois passer, sans compter les dérapages débiles sur les réseaux sociaux, esclandres, insultes et violences, signe que l’impact du choc covidien perdurant a été dur à encaisser. Pour les proches des plus massacrés d’entre nous aussi, ça fesse fort, d’autant plus que les dommages collatéraux ne sont pas ceux qu’on voit en premier.

Au cinéma à compter du 20 mai, le film Les intranquilles, du réalisateur Joachim Fosse, une production belgo-franco-luxembourgeoise en compétition à Cannes en 2021, montre avec une force de frappe incroyablement juste et fidèle l’impact des troubles de santé mentale chez les proches d’une victime, des êtres touchés d’une manière collatérale, dont la tranquillité d’esprit est un luxe inespéré ou un chemin de croix au bout duquel les séquelles sont incalculables, au pire, permanentes.

Damien, peintre coloré interprété par un Damien Bonnard secouant, est bipolaire dans le film Les Intranquilles. Photo: Fabrizio Maltese

Je souligne aussi au passage la série documentaire Les enfants invisibles de Varda Étienne sur ICI TOU.TV à propos, entre autres, de l’impact de sa maladie sur ses propres enfants. Ce n’est peut-être pas innocent s’il y a autant de productions liées à l’entourage de gens atteints de troubles de santé mentale.

Dans Les intranquilles, c’est Damien, un peintre coloré interprété par un Damien Bonnard secouant, qui est bipolaire. Il n’en est pas à ses premières «crises», au vu des précautions et gestes d’attention appuyés de sa conjointe, Leila, jouée par Leïla Bekhti, qui porte le film sur ses épaules, et de leur fiston, qu’incarne brillamment le petit Gabriel Merz Chammah qui, soit dit en passant, est le petit-fils d’Isabelle Huppert.

Leïla Bekhti porte le film sur ses épaules. Crédit: Stenola productions

Dès le début du film, mère et fils sont aux aguets, prêts, habitués, doués. Puis, l’escalade de la phase maniaque laisse voir l’ampleur des ravages, faits de honte, de culpabilité, de colère, d’effrois, de contrepoids, comme l’enfant refermé sur lui-même qui en vient à manger ses émotions, la femme épuisée qui refoule aussi, puis qui fait la fête pour se purger, ouvrir les vannes, tenter de vivre encore entre deux soubresauts, en attendant la chute dépressive qui suivra inéluctablement.

À hauteur de visage

Tourné à hauteur de visage, le champ des émotions qui les traverse est infini, déployé – crève-cœur – avec la retenue qu’il faut, celle que la vie réelle nous impose souvent, malgré les couvre-visages portés ici et là dans cette fiction actuelle inspirée d’une histoire vraie, et qui ne réussissent même pas à camoufler les sourires déçus des moins intimes de Damien, ceux qui déchantent ou s’accommodent avec découragement.

Les intranquilles n’est pas tant un film sur la maladie, ça en est surtout un sur la capacité et les limites de l’engagement des cœurs les plus fidèles, loyaux et sensibles. Comment font-ils? Comment résister à l’envie de tout envoyer valser quand on est l’amoureuse, le fils, le père, les clients, les amis? Ceux qui restent quand rien ne va plus. Si la mort même survient.

Départ de François Blais

Ceux qui restent sont ceux avec lesquels je compatis aussi en pensant au formidable et si talentueux écrivain québécois François Blais qui a mis fin à ses jours le 14 mai dernier.

La veille même de l’annonce de cette terrible nouvelle, je lisais son album jeunesse L’horoscope (ill. Valérie Boivin) à mon fils de 5 ans, qui raconte l’histoire d’un vieil homme très routinier en proie à l’inattendu par le biais de son astrologie du jour découverte par hasard, sorte d’inquiétante étrangeté qui vient chambouler sa tranquillité.

Il écrivait surtout pour les grands, dont Un livre sur Mélanie Cabay, qui m’avait charmé au plus haut point, démontrant aussi toute l’étendue de son talent jusque dans ce rappel franc et lucide d’un des faits criminels les plus cruels et mystérieux du 19e siècle montréalais.

Les temps sont durs pour tous, mais peut-être plus pour les sensibles. Ne sachant pas trop ce à quoi ça réfère ou ce que ça peut vouloir dire là où il se trouve, je souhaite «paix à son âme». Et à celles de ceux qui restent.