Lectures pour féministes et celles qui ne veulent surtout pas l’être
Elles sont disparues, mais leurs créations, elles, demeurent, comme une marque indélébile sur le chemin qu’elles ont pavé pour nous au siècle précédent.
Parce que nous les connaissons, parce que nous ne les oublions pas et que nous ne le ferons pas de sitôt, voici des mots de précieuses icônes francophones qu’on retrouve avec engouement, le temps d’un livre, comme des mères disparues à qui on aimerait s’adresser encore. À mettre entre toutes les mains; petites, massives, poilues, blanches, jaunes, rouges, noires, gantées, cachées, libres ou manucurées.
Simone de Beauvoir, la mère en chef (1908-1986): Une mort très douce
Du «Castor», comme l’appelait son amant-ami-amoureux rencontré sur les bancs de la Sorbonne, Jean-Paul Sartre, j’aurais pu vous suggérer Le deuxième sexe, probablement l’œuvre la plus féministe du 20e siècle ou, du moins, celle qui a fait éclater des préceptes qui semblaient jusque là bien ancrés dans les mœurs occidentales en France en 1949, année de sa parution. De tous les livres de Beauvoir que j’ai lus, c’est certainement Une mort très douce qui m’a le plus charmée – Sartre trouvait que c’était son plus achevé – avec une écriture encore plus maîtrisée que par les années précédentes, mais surtout avec ce regard sensible et lucide sur la mort de Françoise de Beauvoir, la maman de Simone, qui lui inspire ce récit sur les derniers instants d’une mourante. Ça se lit d’un trait et ça ne nous sort plus de la tête. Un regard percutant aussi sur la transmission et la relation mère-fille.
Anne Hébert, la grande Québécoise (1916-2000): Kamouraska
Des écoles, parcs, piscines, bibliothèques portent désormais le nom célèbre de cette écrivaine, poète et scénariste qui a fait rayonner notre province aux quatre coins du monde avec son écriture tissée de thèmes forts, jamais naïfs, comme des histoires amoureuses qui dérangent, nous ébranlent, vont à contre-courant, penchent vers l’anticonformisme, le refus des conventions. Dans Kamouraska, paru en 1970, il est justement question d’un amour caché qui mènera au crime. Le roman est basé sur l’assassinat en 1839 d’Achille Taché, seigneur de Kamouraska, tué par le docteur qui s’occupait de sa jeune épouse soupçonnée elle aussi de ce meurtre. L’affaire servit de tremplin à l’écriture à Anne Hébert, et plus tard en 1973, au réalisateur Claude Jutra qui en fit un film scénarisé par l’écrivaine. Je garde en tête ces mots de la belle dame morte à 83 ans et qui résument son caractère fougueux: «Je crois que, foncièrement, je suis une révoltée. Je n'accepte pas les choses telles qu'elles sont. Quand on a une fois dans sa vie désiré l'absolu, on ne peut pas se contenter de la réalité telle qu'elle est.»
Françoise Sagan, le «charmant petit monstre » (1935-2004): Bonjour tristesse
Il s’agit de son premier roman, qui la propulsée vers la célébrité ce «charmant petit monstre», qualifié ainsi par la presse, dont elle a toute sa vie défrayé les manchettes pour l’aura qui l’enveloppait, mais aussi pour ses excès de vitesse, de consommation, de dépenses au jeu, et pour ses amours. Éternelle dégaine d’adolescente, clope au bec, la Sagan aimait vivre à cent mille à l’heure, quitte à le payer cher, très cher. Si Bonjour tristesse mérite de figurer dans cette liste préparée bien humblement, c’est qu’il fait partie de ces livres qui changent le jeune lecteur qui le découvre, qui lui font prendre conscience grâce à leurs mots si bien amenés de la fatalité de la vie, de son caractère indomptable, comme la Sagan, qui avait de quoi séduire.
Voici l’épitaphe qu’elle s’était écrite à la fin des années 90, témoignant en même temps de son autodérision: «Sagan, Françoise. Fit son apparition en 1954, avec un mince roman, Bonjour tristesse, qui fut un scandale mondial. Sa disparition, après une vie et une œuvre également agréables et bâclées, ne fut un scandale que pour elle-même.» On l’aime de manière saganesque, à la vie à la mort.
Colette, la déesse libre (1873-1954): Le blé en herbe
À sa mort, l’Église lui avait refusé une cérémonie religieuse en France! Elle demeure tout de même la première femme de son pays à recevoir des obsèques nationales. Et s’il y en avait une qui pouvait choquer, étonner et indigner, c’est bien la Colette avec ses amitiés ouvertement homosexuelles, sa manière de provoquer en s’habillant en homme, en ayant une liaison avec le fils de son ex-mari, etc. Cette initiation sexuelle crée des remous à la parution de son roman Le blé en herbe en 1923, un fort joli titre qui s’inspire de ces événements en mettant surtout à l’avant-plan une histoire d’amour et d’amitié entre deux adolescents dont un garçon qui entretien une relation charnelle avec une femme plus âgée rencontrée un jour sur la plage. En 1954, Claude Autant-Lara adapta le roman pour le grand écran, ce qui là encore a créé tout un tollé. Comme les chats qu’elle a adorés, louangés, honorés tout au long de sa vie en les accueillant notamment à table, Colette n’en avait rien à faire du raffut des langues sales.
Marguerite Duras, l’indomptable sauvagesse (1914-1996): Les petits chevaux de Tarquinia
J’aime ce roman parce qu’il me rappelle l’approche des vacances, il sent la plage, la mer, le soleil, les amis… Ceux imaginés par la chère Duras dans ce roman paru en 1953, qui est loin d’être son plus populaire, sont à la croisée des chemins, remettent en question des affaires qu’ils croyaient immobiles et qu’ils saisissent parce que quelque chose est sur le point de changer. Et puis, avec la chaleur qui les assaille, ils ont tous l’impression de devenir fous. Grâce à la plume unique de Duras, en faisant leur rencontre, le lecteur aussi peut avoir l’impression d’être sous l’effet du soleil oppressant. À moins que ce ne soit le vin qu’ils ingurgitent à la manière de leur créatrice portée sur la bouteille et qui vivait intensément, surtout ses passions pour les diamants, la cuisine, les grosses voitures, la couture et les hommes qui lui inspirent l’amour et le désir qui figurent au cœur de son œuvre hors du commun. Elle ne faisait rien comme les autres, traduisait comme personne les tressaillements du cœur, et c’est peut-être pour cela qu’elle compte encore aujourd’hui beaucoup de fans qui connaissent ses livres par cœur.
Gabrielle Roy (1909-1983): La détresse et l’enchantement
Dernière œuvre de l’écrivaine née à Saint-Boniface au Manitoba, cette autobiographie en est une époustouflante, sans doute l’une des meilleures à avoir été écrites au pays, relatant un parcours singulier d’écrivaine, de l’enfance dans l’Ouest à ses premières années d’enseignement et ses séjours à l’étranger en passant par ses amours et ses amitiés. Des réflexions libres, des questionnements sur la place de l’écriture, l’espace dans sa vie consacrée aux autres, le temps qui passe, ses ancêtres, ceux à qui elle voulait léguer quelque chose, des souvenirs de conversations, la lueur de la fin, tout y est pour en faire une pièce majeure à conserver dans toutes les bibliothèques. Je vous laisse sur cette citation inoubliable de la célébrissime et qu’il faut garder en tête: «La lumière a été longue à venir, à nous, femmes, à travers des siècles d'obscur silence.»
Que les héritières féministes de toutes ces dames continuent de briser le silence en prenant la plume et que leurs lectrices et lecteurs trouvent un sens personnel ou universel dans ces mots intemporels qu’il ne faut d’ailleurs jamais tenir pour acquis.
Sources:
1- Wikipédia
2- Elles ont réalisé leur rêve de Philippe Godard et Jo Witek, éd. De La Martinière Jeunesse, Paris, 2015
3- Les femmes qui écrivent vivent dangereusement de Laure Adler & Stefan Bollmann, Flammarion, Paris, 2007