L’écriture comme prise de parole
À presque pareille date l’an dernier paraissait Le consentement de Vanessa Springora (Grasset), premier roman d’une Française qui dénonçait d’une manière fort efficace les abus subis lorsqu’elle était mineure de la part de l’écrivain primé Gabriel Matzneff. Cette fois, c’est La familia grande de Camille Kouchner (Seuil) qui a l’effet d’une bombe par la nature de ses révélations concernant entre autres le viol de son frère jumeau alors mineur par son beau-père, Olivier Duhamel, politologue de renom fort connu en France.
Dans les deux cas, les femmes dans la quarantaine qui ne sont pas des écrivaines installées se servent de la plume pour se libérer d’un secret trop longtemps enfoui. Dans les deux cas, elles ont été publiées, ça a soulevé des mouvements d’appuis sur les réseaux sociaux ainsi que dans les magazines et journaux qui traitent du sujet tabou comme jamais auparavant. Dans les deux cas, les présumés agresseurs perdent leurs plumes de coq dans la foulée.
Si je reviens sur ces récentes sorties littéraires, c’est non seulement parce qu’il s’agit d’œuvres empreintes d’une qualité indéniable, tant du point de la forme que du fond, mais surtout peut-être en raison de ce qu’elles signifient comme prise de parole, y compris leurs impacts intimes sur les victimes certes, mais aussi d’une manière collective.
«En secret, je me perds. La parole libérée, c’est pour mieux saisir l’autre, non? Tout se dire, toujours se parler; c’est pour la vérité, la proximité. Être plus proche de soi et de ceux que l’on aime. Si l’on se parle tant, si on refuse de s’enfermer dans des simagrées, c’est bien pour pouvoir dire la peur, la culpabilité, la tendresse ou la solitude et même, parfois, la tristesse, non?», écrit Camille Kouchner dans La familia grande pour légitimer la libération du secret, la fin de cette omerta qui avait fait naître en elle ce qu’elle décrit comme «l’hydre» de la culpabilité, si bien représentée dans la mythologie grecque par ce serpent d’eau qu’Héraclès doit tuer dans le cadre de ses douze travaux. Or, chaque fois qu’on lui coupe une tête, il y en a deux nouvelles qui apparaissent… Comme quoi on ne se débarrasse pas facilement de ses démons qui tendent à se multiplier avec les années, surtout quand il est question d’abus dans l’enfance.
Pour les victimes qui prennent la plume, l’écriture est une arme efficace en tant qu’empreinte indélébile, ne serait-ce que pour reprendre leur pouvoir, cesser d’être cette personne qu’on a instrumentalisée. «Parce qu’écrire, c’était redevenir le sujet de ma propre histoire. Une histoire qui m’avait été confisquée depuis trop longtemps», exprime pour sa part Vanessa Springora dans Le consentement. Bien sûr, ces mots, qu’ils soient démentis par le prédateur et sa garde rapprochée, voire ceux qui voyaient et se taisaient, génèrent aujourd’hui un branle-bas de combat de tous les instants qui démontre bien que ces comportements ne passent plus.
Pour en avoir parlé souvent avec plusieurs écrivains, tous ne s’accordent pas pour dire que l’écriture est une profession/activité curative, qu’elle n’a pas cette utilité première, loin de là, qu’elle s’avère même bien souvent douloureuse et aride. Il n’en demeure pas moins qu’en ce qui concerne les dénonciations, depuis 2018 avec #metoo, nous assistons à un nombre incalculable de prises de parole; en quelques mots sur les réseaux sociaux ou en centaines de pages à travers des bouquins. Qu’on juge le procédé public juste ou non, l’écriture des victimes déclenche des réflexions qui avaient lieu d’être depuis un bon moment et qui aident d’autres victimes à structurer leurs idées, à comprendre leurs douleurs, et, peut-être, à les panser enfin.
La rédemption des aînés
J’ai encore souvenir d’une vieille dame qui, quelques années avant sa mort, avait réussi à briser le silence pour la première fois de sa vie au sujet des viols dont elle avait été victime dans l’enfance. L’élément déclencheur à ces surprenantes révélations si salvatrices pour cette aînée dont le défunt mari et les enfants ignoraient tout de cette sordide affaire? Le livre Briser le silence de Nathalie Simard écrit en 2005 par feu Michel Vastel qui revient sur le passé de victime de la chanteuse dont on avait appris les grandes lignes à travers les médias de l’époque. Cette personne âgée qui, pour tout vous dire, est ma défunte grand-mère chérie, se serait peut-être tue à tout jamais si ça n’avait été des mots de cette figure connue, sorte de porte-parole d’une grande souffrance partagée.
Je n’ai pas été étonnée de constater à quel point Janette Bertrand avait été sollicitée l’été dernier après être devenue la professeure d’écriture de plus de 500 personnes aînées qu’elle a motivées à se raconter grâce à Écrire sa vie!, une série de conseils en ligne désormais accessibles à tous sous la forme de huit capsules vidéo à consulter sur le site du Centre AvantÂge, un programme du Centre de recherche de l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal (CRIUGM). Bien sûr, certaines de ces histoires témoignaient d’abus sexuels vécus et dévoilés pour la toute première fois, question de laisser quelque chose, de dire et d’exposer la vérité au grand jour avant la fin.
«J’espère apporter une petite pierre à l’édifice qu’on est en train de construire autour des questions de domination et de consentement», disait Vanessa Springora en entrevue avec BibliObs en décembre 2019. L’édifice sera grand et solide, suffisamment pour y emprisonner plusieurs monstres.