L’affaire Claude Jutra
À tout prendre «des garçons»
«Dans le milieu du cinéma, de multiples sources le confirment, beaucoup de gens savent que Jutra aime les jeunes garçons, bien qu’il ait aussi des rapports sexuels et amoureux avec des hommes adultes. […]» Telle est la phrase qu’on peut lire dans la nouvelle biographie du célèbre cinéaste québécois Claude Jutra, écrite par Yves Lever et qui fait tant jaser depuis quelques jours sur toutes les tribunes. Et par «jeunes garçons», précisons-le, il est ici question de mineurs. C’est donc là où le bât blesse, surtout alors que se tient le procès de cet horrible club social de pédophiles qui sévissait dans la province, et aussi alors que de jeunes adolescentes d’ici prennent la poudre de l’escampette après s’être laissées entourlouper par de beaux parleurs aux obscures ambitions. Disons que les mèches sont plus courtes par les temps qui courent, avec raison.
Or, le fait que ces révélations, supposément déjà connues d’une poignée de gens du milieu culturel issus d’une génération plus âgée que la mienne née dans les années 70-80, fassent autant réagir ces jours-ci ne s’avère pas que circonstanciel. Le seuil de tolérance, beaucoup plus élastique à l’époque, avec l’âge de consentement légal qui était de quatorze ans, ne l’est plus autant aujourd’hui, grand bien nous en fasse, ainsi qu’à nos enfants. L’évolution de la société; l’avancée des connaissances sur la psychologie infantile, l’importance accordée aux citoyennes et citoyens de demain, entre autres par des groupes de parents militant dans les CPE et les écoles, ainsi que la recherche à tout prix de l’harmonie au sein de familles plus éclatées et moins nucléaires qu’à l’époque de «papa a raison» contribuent à ce que l’on ne tolère plus qu’un adulte touche à nos enfants. Oui, il y a de cela quelques décennies, quand il n’était pas question d’inceste bien sûr, on semblait moins se formaliser de ce que certains voyaient comme de «l’apprentissage» ou un «jeu naïf»…
Le grand malaise
Bien qu’il n’y ait pas nécessairement de violence, de dérapages, de pornographie, de perversions et compagnie derrière ces liaisons secrètes, et ayant moi-même été témoin, au cégep à la fin des années 90, d’une relation entre un camarade de classe de dix-sept ans et notre enseignant de philo dans la trentaine, un homme au charme incontestable, aimé et respecté de tous, j’ai toujours ressenti un malaise par rapport à ces situations. J’avais eu à l’époque le sentiment d’avoir été flouée par un homme à qui je vouais beaucoup d’admiration, et j’éprouve la même chose aujourd’hui lorsque font surface des révélations sur d’autres hommes célébrés et adulés, servant de référence et de modèle à suivre dans des institutions ou sociétés.
Il y a aussi une forme d’hypocrisie et d’omerta qui m’irrite dans des affaires concernant des gens célèbres comme Roman Polanski ou Woody Allen, voire d’autres personnalités, certaines d’ici, des messieurs «respectables» ou d’autres connus depuis la nuit des temps pour être des «taponneux notoires», dont les noms sont murmurés dans les salles de nouvelles… Pour expliquer leurs dérapages sexuels avec des mineurs, on a souvent prétexté leur génie qui frise la folie ou leur sens artistique qui pousse à s’amouracher librement… C’est énervant. Très. Comme si au nom de l’art, qui a le dos large, on pouvait toujours prendre nos aises et tout se permettre, y compris de jouer dans la tête des gens plus vulnérables. Parce que la question à se poser ici, bien que les personnes mineures semblaient consentantes dans plusieurs cas de figure, c’est si, à moins de 18 ans, on est assez mature émotionnellement, assez lucide pour prendre des décisions éclairées en accord avec ses désirs véritables. Combien de traumas auraient pu être évités en resserrant l’étau autour de comportements trop souvent banalisés?
Le 15 février, à la veille de la parution par les éditions du Boréal de cette controversée biographie basée sur des témoignages, Québec Cinéma, organisateur des prix Jutra, prônait la prudence par le biais d’un communiqué et annonçait qu'un conseil de sages serait formé, «afin de suivre l'évolution du dossier et de faire les recommandations qui s'imposent, le cas échéant, sur tout ce qui concerne cette question auprès du Conseil d'administration dont le président Patrick Roy a tenu a rappeler la particularité du contexte: car les sources sont anonymes, aucune accusation n'est portée et la personne visée par les allégations est décédée.»
En effet, bien qu’il utilise le mot «pédophilie» – qui n’est pas sans faire de vagues, on le constate – Lever reste prudent dans ses pages: «Ses amis trouvent charmant de le voir s’amuser si bien avec leurs enfants. Pourtant, l’un deux, Pierre Patry, m’a confié que sa femme et lui ne le laissaient jamais seul avec leurs garcons. D’autres amis ressentent un certain malaise à le voir ramener chez lui des adolescents, mais, à l’époque, c’était “vivre et laisser vivre”, d’autant plus que le tout se passait dans une grande discrétion. […] Évidemment, personne ne peut savoir combien d’adolescents ont été victimes de ses passages à l’acte. Personne n’a jamais porté plainte auprès des autorités.»
Silence radio
N’oublions donc pas cette dernière phrase… Sans plainte, je ne crois pas qu’il y ait lieu de tout remettre en question concernant le sujet; de changer le nom des salles de spectacles, les prix Jutra. Bref un homme contre lequel aucune plainte concrète n’a été déposée bénéficie, comme nous tous, de la présomption d’innocence. Attendons un peu, Québec Cinéma fera un suivi. Ce grand bruit entourant ces révélations aura eu au moins pu nous rassurer en montrant l’intolérance des Québécois concernant les abus de pouvoir sur les mineurs.
Pour en revenir à l’œuvre de Jutra, elle demeure quant à elle précieuse pour le Québec, il en va de soi. Quant à sa mort en 1986, elle reste tragique. Je ne crois pas que le dévoilement de ces informations sur ses préférences sexuelles devrait salir sa mémoire, je crois seulement qu’en 2016, nous ne taisons plus ce qui avant restait dans le fond d’un confessionnal, d’un camp de scouts ou d’un vestiaire de hockey. Sans viser Jutra en particulier, au sujet duquel nous n’avons que des témoignages rapportés, on découvre une fois de plus que le monde des arts aussi a ses fantômes aux mains longues. En attendant de voir les conclusions de Québec Cinéma et si des plaintes seront portées par d’anciens «garçons», conservons notre énergie, notre argent et notre temps pour créer des bourses encourageant les jeunes à s’investir dans le cinéma d’ici. Ce serait déjà ça de pris.
Je craque pour…
Une émission norvégienne pour les jeunes qui circule ces jours-ci sur nos réseaux sociaux et qui semble pour plusieurs pas mal audacieuse, voire carrément choquante. Intitulée Newton et animée par Line Jansrud, une jeune femme énergique qui n’a pas l’air de parler aux jeunes comme à des débiles légers, ce programme diffusé sur NRK Super, une chaîne publique, parle très ouvertement de sexualité avec les 8 à 13 ans qui, oui, sont pas mal plus précoces que leurs parents et grands-parents pouvaient l’être. Aux grands maux, les grands moyens, se sont dit les dirigeants de la chaîne qui n’y vont pas de main morte pour les informer avec des exemples, langage coloré et varié à l’appui. C’est toujours bien mieux que ce qui se trouve sur les sites porno, il me semble. Je me demande comment ça passerait ici. En Norvège, les jeunes adorent…