La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

La vraie vie à l’est du Royalmount

Je déteste déjà le centre commercial Royalmount, cette nouvelle destination de luxe qui a ouvert les portes de sa cage dorée au public ce jeudi même, et où les gens pourront «enfin!» s’acheter un sac à main Gucci pour 2 349,80$. Je n’exagère pas du tout, c’est le prix. Je les ai déjà regardés de près, moi aussi.



Sans être riche, je me considère comme faisant partie des «privilégiés» et je ne pourrais jamais m’offrir un Gucci. De si petits sacs, en plus… Avec un peu de chance, si elle ne se fait pas regarder de haut au seuil de la porte, la populace pourrait peut-être oser rêver d’un carré de soie Louis Vuitton pour 715,99$. Bonne idée, puisqu’à l’automne, il est de mise de couvrir son cou. Et moi qui croyais que l’air du temps était aux vêtements d’occasion et à la fripe… Ça doit juste se passer à l’est de Royalmount.

D’abord, il y a ce nom anglophone qui sonne snob et prétentieux. Un autre beau coup bas à la loi 101 alors qu’on aurait pu appeler ça le Centre Mont-Royal, non? Bien sûr, les mots en anglais font tellement plus chics… Comme parler franglais partout tout le temps. Ça aussi, ça fait chic, paraît-il.

Ensuite, on me dit que l’endroit est magnifique et étincelant, orné de tableaux (est-ce qu’on y montre des œuvres de la relève québécoise, sinon un Riopelle, peut-être un Lemieux?) et que les cabinets d’aisances sont comme ceux des hôtels cinq étoiles. Mais qui, diantre, jubile à l’idée de se soulager dans un tel palace entre les autoroutes 15 et 40? C’est sûr qu’après avoir été coincé plus d’une heure dans sa voiture pour s’y rendre, ça risque fort d’être pratique. Il faudra tout de même payer cher pour ledit espace de stationnement.

Les toilettes non genrées. Photo: Agence Geminy

Sinon, les promoteurs vantent l’accès aux lieux par les transports en commun. Qui sont ceux qui prendront le métro et l’autobus pour aller se choisir un blouson Versace? À moins que ce soit pour aller manger dans un des restos de fine cuisine française présents sur place. Tiens, tiens, ça devient soudain plus savoureux de prononcer à la française «petit salé aux lentilles» ou «croque-monsieur»…

Les plus «chanceux» pourraient habiter un des quelque 6000 logements adjacents prévus. Rien n’est encore construit pour l’instant puisque la question du zonage n’a toujours pas été réglée avec la fort cossue Ville de Mont-Royal qui est séparée de Parc-Extension par un mur... Inutile de préciser que ces condos promis ne projettent pas d’être abordables.

Pendant que la classe moyenne peine à se loger, que des tentes abritent des gens un peu partout désormais, voire dans des coins comme Rosemont, où ça ne s’était encore jamais vu, on ose encore construire pour ceux dont le chalet, la Porsche et le bateau ne les contentent pas. Excusez-moi, peurdon…

Comment osons-nous célébrer le gros luxe et l’abondance crasse alors que Montréal craque de partout sous sa saleté, qu’on n’arrive pas à mettre sur pied des logements sociaux et des centres d’injection supervisés?

Surtout, cachons cette réalité pénible à l’est de la métropole qui l’accable comme une maladie honteuse, qu’on lui fasse de l’ombre au plus sacrant avec le clinquant ostentatoire de boutiques où l’on nous dira Bonjour/Hi avec en arrière-fond des tounes de Shakira.

Les nostalgiques y retrouveront un peu de l’esprit du magasinage des années Eaton, quand nos grand-mères se faisaient mépriser parce qu’elles parlaient français et qu’elles portaient du «fait main».

Dans son formidable essai intitulé L’habitude des ruines, Marie-Hélène Voyer écrit que «la beauté, la cohérence, la continuité, le respect de l’esprit des lieux, toutes ces considérations semblent accessoires face aux lois du marché et devant le va-comme-je-te-pousse qui orchestre trop souvent nos manières d’organiser la trame de nos villes». On s’en fait tellement croire avec la fausseté guindée que ça sent le ridicule à plein nez.

Si, pour certains, la beauté réside dans une bannière de péteux, pour d’autres, comme moi, elle vient des effluves bien réels des usines, des bouffes de marché à aire ouverte, de ceux qui ont eu chaud après des journées à travailler à la sueur de leur front. À l’est des odeurs d’eaux de toilette capiteuses qui donnent des haut-le-cœur. Pour aller au Royalmount, faudra se munir de Gravol.